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Bonnes feuilles : Néolibéralisme, exclusion et replis identitaires

Universitaire tunisien ayant fait toute sa carrière en France et auteur de nombreux ouvrages sur des thématiques politico-historiques, dont les lecteurs de Kapitalis apprécient les fréquentes analyses sur la situation en Tunisie et dans le monde, l’auteur vient de publier un nouvel essai intitulé «Néolibéralisme & Révolution conservatrice» aux éditions Nirvana à Tunis (parution prévue le 29 octobre 2021). Nous en publions cet extrait en guise de bonnes feuilles et pour vous en donner un avant-goût.

Par Mohamed Chérif Ferjani *

Les politiques néolibérales ont partout conduit au recul des droits socio-économiques et au démantèlement des services publics destinés à garantir des solidarités à même d’arracher l’individu à l’étouffoir des appartenances. Elles ont aggravé les inégalités et conduit à l’exclusion des populations réduites au statut de «déchets» de l’économie de marché et de la concurrence étendue à tous les domaines. Les exclus ainsi rejetés par le «fondamentalisme marchand» (selon l’expression de Sophie Bessis dans La double impasse, L’universel à l’épreuve des fondamentalismes religieux et marchand, Paris, La Découverte, 2014), faute d’autres alternatives, se tournent vers d’autres «fondamentalismes» qui donnent l’illusion d’avoir réponse à tout. La «sainte ignorance» et le marché mondialisé des «offres de sens» prennent le relais; les marchands d’illusion se chargent de recycler les victimes de la délinquance, du trafic de drogue et de l’exclusion en les transformant en prédicateurs zélés ou en héros de «guerres saintes» sous la bannière de différentes idéologies. **

Les officines des «voies de salut» se les disputent : communautés religieuses prosélytes, offrant des spiritualités faciles à digérer et prêtes à l’emploi – comme les Églises évangélistes fondamentalistes, les communautés juives ultra-orthodoxes, les dissidences intégristes catholiques et orthodoxes, les groupes salafistes mondialisés, les expressions fanatiques qui agitent les différentes voies de l’hindouisme, du bouddhisme, et de diverses traditions religieuses ; des mouvements extrémistes comme les groupuscules néo-nazis, les «identitaires» et les mouvements les plus violents de l’extrême droite, les Sentiers Lumineux et leurs ramifications, Al-Qaida et ses dissidences, Boko Haram, Daech, etc. Les recrutements sont parfois mondialisés permettant ainsi aux candidats exclus du marché touristique de voyager partout, sans visas, en passant d’un front à l’autre, pour mener leurs croisades contre les systèmes qui les ont rejetés et auxquels ils rendent la monnaie de leur pièce.

Les fondamentalismes religieux et marchand se complètent

Ainsi, contrairement aux apparences, les «fondamentalismes religieux et marchand», se complètent et fonctionnent comme un vase communiquant. Dans ce sens, Sophie Bessis a raison de remarquer que les exclus par le jeu des lois du fondamentalisme marchand peuvent parvenir à la richesse matérielle, devenue «le signe unique de l’existence sociale», en empruntant les voies du fondamentalisme religieux à «la recherche des biens du salut». Elle rappelle que «la religion peut utilement servir de tremplin à la fortune» en précisant : «Elle est, elle aussi, un bien commercialisable. Télé-évangélistes de l’aire protestante ou prédicateurs bien mis en chaînes satellitaires arabes l’ont bien compris. Dans les deux cas, la guerre peut devenir un moyen privilégié d’accès aux biens et à la puissance. Les adolescents et les jeunes hommes brandissant leurs couteaux, leurs fusils ou leurs lance-roquettes veulent les deux (…) Les guerres de rapine ou les guerres saintes leur donnent les moyens de les acquérir.».

Ces formes extrêmes auxquelles aboutit la volonté d’en découdre avec un système où l’humain est réduit au statut d’auxiliaire facultatif du marché, relèvent du besoin légitime de tout un chacun d’inscrire son existence dans un projet collectif qui lui donne un sens. Faute de mieux, les exclus se replient sur des solidarités de proximité – de langue, de terroir, d’appartenances et de fidélités de toutes sortes: tribales, ethniques, confessionnelles, et autres communautés ressuscitées, revisitées et adaptées aux normes du néolibéralisme avec lequel elles entretiennent des relations complexes de rejet et d’attirance. Déjà à la fin des années 1980, Michel Maffesoli analysait ces replis en termes de déclin de l’individualisme dans les sociétés de masse, et d’un retour du temps des tribus (Le temps des tribus, le déclin de l’individualisme dans les sociétés de masse, Paris, Méridiens-Klincksieck, 1988)Il parle d’une «faillite du mythe progressiste», laissant un vide que la démocratie pluraliste n’a pas su ou pu combler. Les «nouvelles tribus» s’y sont engouffrées avec une curieuse «attirance pour le présent», aussi bien pour «les sectes» à l’affût de sujets en mal de soumission et de dépersonnalisation, que pour d’autres formes d’embrigadements comme ceux que Sophie Bessis a pointés dans son livre pré cité.

Néolibéralisme et montée du néo-tribalisme

Michel Maffesoli donne l’exemple du «mouvement» skinhead où la «violence fondatrice» des communautés n’est associée à aucun projet, ou de celui des guérilleros du Sentier Lumineux qui, bien que se disant maoïstes, cultivent le culte de la violence au point que leur projet s’en trouve occulté. Il souligne la concomitance de ces phénomènes avec «la montée du néo-tribalisme». Il voit dans la «déshumanisation de la vie urbaine» et la perte de repères, sous l’effet de l’uniformisation des modes de vie, des facteurs favorisant la recherche de «spécificités culturelles revisitées», un «retour aux sources», et le repli sur soi et sur «les siens» afin de trouver un refuge qui «tient chaud dans un monde froid».

Ces replis s’accompagnent souvent d’un rejet des droits humains. Décrivant le climat engendré par la politique néolibérale et la révolution conservatrice de Reagan, appuyée par les néoconservateurs, Guy Sorman (La Révolution conservatrice américaine, Paris, Fayard, 1983), donne divers exemples illustrant un tel rejet : des jeunes dédaignant la participation et la contestation, des femmes se moquant du féminisme et rejetant les droits difficilement arrachés par leurs aînées, des ouvriers désertant les syndicats, des Noirs contestant la politique des droits civiques, des victimes de l’exclusion remplissant les Églises où se tiennent les prêches les plus conservateurs et les plus hostiles aux droits humains.

Benjamin Barber, en réponse au clash des civilisations de Samuel Huntington, parle de formes de résistance identitaire à McWorld relevant de l’esprit d’un «jihad» (Djihad versus McWorld, Desclée de Brouwer,‎ 1996).

En effet, la mondialisation du néolibéralisme est loin d’être une marche harmonieuse et heureuse sur la voie de la paix universelle et de la «reconnaissance» recherchée par tous. C’est l’hégémonie d’un système, de son mode de vie, de sa culture et des intérêts particuliers des plus nantis, qu’elle cherche à faire passer pour l’intérêt général de tou(te)s. Elle engendre des résistances légitimes qui peuvent, faute d’autres alternatives, se transformer en réactions identitaires négatrices de l’universalité de l’humain et de ses droits, au nom de la tribu, de l’ethnie, de la confession, de la nation, de la région, ou de n’importe quel particularisme érigé en identité exclusive.

Pour légitime que soit le refus de la «McDonalisation» du monde (McWorld), sa transformation en repli sur de telles identités est aussi dangereuse que les agressions ainsi combattues. C’est ce qu’attestent les horreurs des purifications ethniques, confessionnelles et tribales dans l’ex-Yougoslavie et dans la région des Grands Lacs en Afrique, les attaques de l’armée du Myanmar sur les villages des musulmans Rohingyas en Birmanie, les crimes commis par les pistoleros de Bolsonaro contre les Indiens d’Amazonie, comme ceux des Talibans en Afghanistan, de Daech au Proche Orient, des Chabab en Somalie, d’Al-Qaida et d’autres groupes islamistes en Afrique du Nord et dans l’Afrique subsaharienne, etc.

Connivence des fondamentalismes marchand et religieux

La montée des xénophobies dopant les «jeunesses identitaires» et les mouvements violents en Europe, en Amérique du Nord et dans le monde, montrent que l’humanité a d’autres voies à opposer à McWorld que le repli sur des «identités meurtrières», pour reprendre l’expression d’Amine Maalouf.

Analysant les processus à l’origine de ces phénomènes, Sophie Bessis pointe la connivence des «fondamentalismes marchand et religieux» : «Les deux tiennent en horreur cet individu libre forgé par la modernité, capable de s’agréger en collectif politique. Le marché lui préfère un individualiste solitaire et glouton prêt à suivre à la lettre son injonction à la consommation. Le gouvernement terrestre organisé autour du religieux a toujours tenté, pour sa part, de fondre la personne dans un corps organique dont il serait impossible de se déprendre. Dans les deux cas, le choix n’existe pas. L’un et l’autre modèle ont pour seule ambition d’enfermer tout l’humain dans leur ordre en réduisant les hommes à des fragments atomisés d’un tout qui les englobe sans les faire exister, sans leur laisser la latitude de faire société. Cette parenté des formes et des résultats conduit à penser que ces deux versants d’un état d’anomie, nés tous les deux de l’épuisement de la modernité, sont plus complémentaires que vraiment concurrents.»

Francis Wolff (Plaidoyer pour l’universel, Paris, Fayard, 2019), met en garde contre un double danger inhérent à ces processus : celui par lequel la «globalisation semble rendre l’humanisme impossible, car elle menace la diversité culturelle sans laquelle il n’y a pas d’humanité»; et celui d’une «individualisation» qui «dépouillant les êtres humains de leurs caractéristiques sociales et culturelles partagées, ne leur laisse qu’une identité peau de chagrin, réduite à un ‘‘cher moi’’ de leurs désirs fugitifs, de leurs émotions immédiates et de leurs opinions évanescentes. De là, la prolifération horizontale et verticale des discours de haine, la toute-puissance des passions passagères déréglées, le culte de l’inculture et la dictature de l’inéducation»; les gourous de toutes les idéologies identitaires sont à l’affût pour récupérer ceux et celles qui cherchent à se sortir de l’enfer de ce genre d’individualisation.

* Professeur honoraire de l’Université Lyon2, président du Haut conseil scientifique de Timbuktu Institute, African Center for Peace Studies.

** Les intertitres sont de la rédaction.

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