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Tunisie : Retour sur les mystères du 14 janvier 2011

L’une des dernières images de Ben Ali (avec son épouse) avant son décès en exil en Arabie saoudite.

La diffusion par la BBC des enregistrements des conversations téléphoniques entre Zine El Abidine Ben Ali et certains responsables politiques et sécuritaires à partir de la soirée du 14 janvier 2011 est un évènement capital qui vient éclairer les quelques zones d’ombre autour du mystérieux départ de l’ancien chef d’État et du grand tsunami politique qui l’a suivi. Le drame du «Déchu» devrait-il donner à réfléchir à tous ceux qui, enivrés par le pouvoir personnel, se complairaient dans une attitude autistique, et chercheraient à s’instituer en tant que maîtres absolus au mépris du droit.

Par Salah El-Gharbi *

En effet, durant des années, la population a vécu, bercée par un scénario enthousiasmant, selon lequel la volonté populaire aurait eu le «dernier mot contre la tyrannie», que l’ex-président, «terrorisé par les images d’une foule survoltée», aurait «préféré la fuite plutôt que de subir la vindicte populaire». Et la cristallisation de ce récit, amplifié par les médias finit par alimenter toute la rhétorique politique de la décennie écoulée, un récit que l’actuel chef de l’État chercherait à récupérer en vue d’asseoir sa propre légitimité.

Les apparatchiks prennent les devants

Si les révélations de la BBC sont importantes, c’est, d’abord, parce qu’elles viennent rétablir d’une manière probante vérité des faits historiques et démentir définitivement les thèses farfelues à propos de la supposée «fuite de Ben Ali sous la pression de la rue». Par ailleurs, elles atténuent de la ferveur «révolutionnaire» et accréditent, enfin, le fait que le sort de Ben Ali a été scellé par les apparatchiks du pouvoir, lesquels «après une évaluation de la situation générale du pays», persuadés que le retour de Ben Ali ne ferait que compliquer une situation déjà suffisamment explosive, finissent par sacrifier le maître d’hier.

Certes, les jeunes survoltés de Kasserine, de Thala et ceux des cités populaires de Tunis frustrés, brimés, mais aussi, excédés par l’autoritarisme d’un État policier et minés par le désespoir face à un avenir incertain, parviennent, à partir du 10 décembre 2010, à ébranler l’assurance du pouvoir et à épuiser les capacités d’agir des forces de l’ordre par la multiplication des manifestations, des actes de saccage et de pillages nocturnes.

De même, il est incontestable qu’à la même époque, beaucoup de jeunes, actifs sur les réseaux sociaux, concourent considérablement à diffuser des images sur ces manifestations pour en amplifier l’écho tout en dénonçant, par conséquent, la brutalité du pouvoir.

Néanmoins, et même si une partie de cette jeunesse, qui reste animée par un vague ressentiment à l’égard du pouvoir sans pour autant avoir une réelle conscience politique, initie le mouvement, en bravant les autorités durant plus de deux semaines, cela ne saurait prouver que son action a été décisive sur l’évolution de la situation qui s’achève avec la débâcle du régime.

En réalité, le destin de ce dernier se serait joué, plus tard et précisément au moment où le feu de l’incendie atteint la ville de Sfax et que le bureau régional de l’UGTT, profitant de la panique qui s’empare du régime, prend l’initiative de mobiliser les foules, donnant, ainsi, une expression politique à une contestation spontanée, prenant de court les autorités publiques en plein désarroi.

Dès lors et face à l’ampleur des troubles, la centrale syndicale, décrispée, est amenée à réagir en appelant à une grève générale pour le vendredi 14 janvier et à une grande manifestation dans la capitale ce qui va affoler le pouvoir et préparer, incidemment, sa chute.

Le serpent se mord la queue

En somme, lâché par les classes moyennes, qui constituent la force de frappe de l’UGTT, puis trahi par les siens, l’ancien président, en quittant le pays, va sombrer dans une tragique solitude, exilé à l’insu de son propre gré, ruminant sa détresse.

Ainsi, le mérite deces révélations serait d’avoir mis à nule visage hideux de l’ancien régime, nous montrant Ben Ali, l’homme qui avait dirigé le pays d’une main de fer durant 23 ans, tel un oiseau pris au piège se débattant dans un filet, pathétique, luttant pour sa survie politique face au cynisme et à la félonie, à l’hypocrisie et à la lâcheté de son entourage, victime du système qu’il avait lui-même mis en place pour le sanctuariser et lui service contre ses adversaires politiques.

L’autre enseignement, qui est de portée politique, nous montre bien que lorsque la force n’est pas légitime, elle isole, aveugle et fourvoie les puissants. Il illustre bien comment Ben Ali a payé chèrement les frais de ne pas avoir saisi les limites de son autorité, d’avoir méprisé et décrédibilisé les institutions de l’État, seuls garants contre l’arbitraire, le désordre et la discorde. Aussi, le drame du «Déchu» devrait-il donner à réfléchir à tous ceux qui, enivrés par le pouvoir personnel, se complairaient dans une attitude autistique, et chercheraient à s’instituer en tant que maîtres absolus au mépris du droit.

Enfin, ces révélations viennent à un moment où tous les regards sont braqués sur les islamistes accablés de tous les maux, pour nous obliger à nous interroger sur la vraie nature du pouvoir-RCD dont la faillite a ouvert la voie aux opportunismes de toutes sortes d’obédiences et pour nous amener à reconnaître la responsabilité des autorités d’avant le 14/01 dans les crises successives que nous sommes en train de traverser.

D’ailleurs, nous restons persuadés que l’absolutisme nourrit les extrêmes et que dans un pays où règne le droit, le «frérisme» ou toute autre expression politique radicale ne serait qu’un épiphénomène facile à circonscrire démocratiquement.

Enfin, même si les révélations apportent des réponses à certaines questions qui continuent à tarauder nos esprits, beaucoup de mystères planent encore autour du 14 janvier 2011. Par exemple, comment un chef d’État se permet-il de quitter le territoire national, abandonnant un pays plongé dans un climat insurrectionnel, rien que pour mettre à l’abri sa famille? Pour un esprit cartésien, cette désertion serait incompréhensible, insensée, d’autant plus qu’elle émane d’un ancien militaire qui devait avoir un sens aigu de l’ordre et du devoir.

Face à une attitude énigmatique, on est réduit à extrapoler. De notre point de vue, il semblerait que, ce jour-là, l’homme, abîmé par sa propre puissance, usé par la «terreur», aussi douce fût-elle, qui lui avait assuré une aussi grande longévité politique, fût au bout de lui-même, offrant l’image désolante, celle d’une nature veule et mesquine. Ce jour-là, en prenant l’avion, presque en catimini, abandonnant un pays en proie à de fortes menaces d’explosion juste pour protéger les siens, Ben Ali avait montré ses propres limites intellectuelles et morales, faisant, ainsi, preuve d’un grand excès de confiance dans son autorité et dans la loyauté de ses lieutenants.

* Universitaire et écrivain.

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