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En Tunisie, une mission de justice et un instant de vérité

Sihem-Bensedrine

Pour Sihem Bensedrine, les choses se passent en Tunisie comme si la révolution du Printemps arabe n’a jamais eu lieu, même pas en Tunisie.

Par Carlotta Gall *

La présidente de l’Instance Vérité et Dignité (IVD) a pour mission de piloter le processus de la justice transitionnelle en Tunisie et de mettre en lumière les crimes commis sous les régimes anciens – un tournant crucial, après plus d’un demi siècle de dictature.

«Ils utilisent les mêmes méthodes que leurs prédécesseurs»

Pourtant, Mme Bensedrine, journaliste de carrière, éditrice indépendante et militante de longue date des droits humains, estime qu’elle se trouve très souvent confrontée au même état d’esprit que celui que le pays a connu sous les dictatures d’Habib Bourguiba et de Zine El-Abidine Ben Ali. Les attaques qu’elle subit de la part des responsables du gouvernement, des médias et mêmes des membres de l’instance qu’elle préside font toutes partie d’une stratégie connue, dit-elle, celle qui consiste à saper sa fonction et à la décourager, elle, personnellement.

«Ils font usage des mêmes méthodes que leurs prédécesseurs, c’est-à-dire, le dénigrement, l’insulte et l’atteinte à ma crédibilité. Cela me fait de la peine, car je pensais que pareilles pratiques étaient révolues et très loin derrière nous. En réalité, malheureusement, ils (ses adversaires, Ndlr) ont recours aux mêmes armes que Ben Ali a utilisées contre moi», explique-t-elle.
Evidemment, sous les dictatures, la situation était bien pire. (…)

Engagée, depuis peu, à la tête de l’IVD, un mandat qui devrait s’étaler sur quatre années, Mme Bensedrine fait face aujourd’hui à un moment de vérité. Le président Béji Caïd Essebsi – qui a occupé des fonctions de premier plan sous les dictatures de Bourguiba et Ben Ali et avec lequel elle a croisé le fer à plusieurs reprises – a soumis, en juillet dernier, un projet de loi sur la réconciliation économique qui, s’il venait à être adopté sous sa forme actuelle, finirait par réduire de manière radicale sa mission.

Cette loi propose d’accorder une amnistie générale aux anciens responsables accusés de corruption et de créer une commission de réconciliation, dirigée par le président lui-même, qui aura pour tâche de traiter les dossiers des hommes d’affaires soupçonnés de détournement des fonds publics. Selon cette proposition présidentielle, les hommes d’affaires coupables seraient amnistiés, après avoir restitué à la nation les biens spoliés et s’être acquittés d’une pénalité.

De proches collaborateurs du président de la République expliquent qu’il y a un besoin urgent que cette loi soit adoptée, de façon à permettre à des responsables compétents de reprendre leur service au sein de l’administration, encourager les chefs d’entreprise à investir dans le pays et accélérer le processus de la restitution des fonds spoliés. Ils critiquent l’attitude de Mme Bensedrine, lui reprochant notamment de n’avoir jamais été capable, depuis sa prise de fonction, de résoudre le moindre cas financier – bien que les audiences de sa commission des arbitrages n’aient commencé qu’en septembre.

Corruption et violations des droits humains sont liés

Les adversaires du projet de loi présidentiel accusent que cette proposition ferme les yeux sur la corruption, bien que cette corruption ait été la cause principale du soulèvement populaire de 2011. Certains détracteurs attaquent le projet de loi sur le terrain de la constitutionnalité, puisqu’il contournerait le système de la justice transitionnelle tel que défini par la nouvelle constitution du pays de 2014. Il soustrairait, également, à l’IVD et d’autres groupes luttant contre la corruption une partie importante de leurs fonctions et leur rôle.

Mme Bensedrine estime que cette proposition législative, telle que soumise à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), abrogerait 16 articles du mandat de l’Instance, éliminerait sa capacité de mener des enquêtes sur les systèmes de corruption et de copinage qui ont constitué les piliers essentiels de la dictature en Tunisie. L’IVD ne disposerait, alors, que d’une marge de manœuvre étroite et n’aurait plus qu’à s’occuper que des cas de violation des droits de l’Homme.

«Pour moi, les violations des droits humains et la corruption sont indissociables. La mainmise sur les finances de l’Etat était au cœur même du système sous la dictature de Ben Ali. Ces pratiques de l’ancien régime n’avaient aucun autre objectif que celui de mettre la main sur les richesses du pays.»

«Ma mission consiste à démanteler ce système et à le réformer», déclare-t-elle. «Comment pourriez-vous vous acquitter de votre tâche, s’il ne vous est pas permis de parler de la corruption sous l’ancien régime?» (…)

C’est, dans une très large mesure, cette révolte contre la mauvaise gouvernance en Tunisie qui a guidé l’action militante de Mme Bensedrine. Sous le régime de Ben Ali, elle a été parmi les rares défenseurs des milliers d’islamistes qui croupissaient dans les prisons et étaient soumis à la torture.

En 2001, pour avoir dénoncé dans une interview la corruption et l’injustice du système, elle a été emprisonnée pendant sept semaines. En 2009, elle a choisi de s’exiler en France pour ne revenir en Tunisie qu’après le départ de Ben Ali, en 2011.

En 2012, Human Rights Watch lui a décerné un prix pour son courage et sa persévérance, rappelant qu’«elle a été emprisonnée, elle a subi des campagnes de dénigrement, a perdu ses biens et souffert de la persécution de ses proches, y compris ses enfants.»

«Cas unique où la justice transitionnelle est attaquée»

Depuis la révolution de janvier 2011, les temps n’ont pas été plus cléments pour Mme Bensedrine. Sa station de radio ‘Kalima’, qu’elle gérait avec son époux, a dû déposer son bilan, en raison du soutien bancaire qui lui a été retiré, sous la pression de responsables gouvernementaux de l’ancien régime, d’après ses défenseurs. En 2013, la Constituante lui a accordé un soutien franc et fort en la nommant à la tête de l’Instance. Cependant, depuis sa nomination, faute d’appui financier et politique, Sihem Bensedrine n’a jamais entrevu la lumière au bout du tunnel.

«Il me semble qu’il s’agit là d’un cas unique dans le monde où une organisation en charge de la justice transitionnelle se trouve à faire face à des attaques aussi acharnées de la part de l’Etat», a-t-elle déclaré, dans une récente interview.

Le parlement et le gouvernement actuels ne partagent pas l’enthousiasme de leurs prédécesseurs à revisiter le passé. M. Caïd Essebsi a très souvent répété que la Tunisie devrait plutôt aller de l’avant et les poursuites en justice ne feraient que retarder le progrès économique du pays. Ses proches collaborateurs ont ouvertement attaqué la gestion par Mme Bensedrine de l’IVD et ils ont dénoncé la démission de 4 membres de cette instance et les lenteurs de son action.

Si la présidente de l’IVD reste prudente et évite à tout prix de critiquer frontalement le président de la République, elle ne se prive pas, par contre, de descendre en flammes son projet de loi sur la réconciliation économique, ni de dénoncer les lobbyistes qui, selon elle, agissent dans les coulisses de l’ARP pour le passage en force de cette législation.

Elle insiste: «Des pressions énormes sont exercées par tous ceux qui, sous les régimes anciens, ont tiré des profits de la corruption. Ces gens-là ne veulent pas rendre des comptes à la nation. Voilà tout.»

Mais elle ne désarme pas. «Je fais confiance à la jeunesse de notre pays. Beaucoup d’entre les jeunes militants tunisiens n’ont pas l’intention de baisser les bras. Ce sont eux qui prendront le flambeau de la lutte. Plus aucune personne ne pourra faire accepter à cette jeunesse de la Révolution que le pays revienne en arrière» préfère-t-elle positiver.

Texte traduit de l’anglais par Moncef Dhambri

Source: ‘‘New York Times’’.

*Carlotta Gall est journaliste et écrivaine britannique. Elle a couvert pendant 12 ans les crises afghane et pakistanaise pour le compte du ‘‘New York Times’’.

**Le titre est de l’auteure (“In Tunisia, a Mission of Justice and a Moment of Reckoning”) et les intertitres sont de la rédaction.

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