Dans cet entretien au ‘‘Washington Post’’, Béji Caïd Essebsi déclare : «Si Ennahdha n’avait pas travaillé avec nous, il y aurait eu en Tunisie un scénario à l’égyptienne».
Entretien conduit par Souad Mekhennet*, traduit de l’anglais par Moncef Dhambri
Souad Mekhennet: M. le Président, toutes mes félicitations à l’occasion de la Fête nationale tunisienne.
Béji Caïd Essebsi: Je vous remercie beaucoup.
Qu’avez-vous éprouvé lorsque l’on vous a félicité pour le 5e anniversaire du Printemps arabe?
Le Printemps de Tunisie…
Pourquoi pas le ‘Printemps arabe’?
Tout simplement, parce le ‘Printemps arabe’ est une invention européenne; ça n’est ni une invention tunisienne, ni une invention arabe. La première fois où j’en ai entendu parler, c’était lors du sommet du G8 à Deauville, en France, en 2011. Ma première réaction, alors, était d’expliquer qu’il n’y avait pas de Printemps arabe.
Pourquoi l’appelez-vous Printemps tunisien?
C’est parce que c’est en Tunisie qu’il a commencé.
Est-ce que la Tunisie que nous voyons aujourd’hui est bien celle que les Tunisiens souhaitaient, il y a cinq ans, lorsqu’ils sont descendus dans les rues ?
Oui, bien sûr! Le peuple a fait la révolution pour la liberté et la dignité. Il n’y a pas de liberté sans qu’il n’y ait de progrès social pour l’individu. La dignité veut dire que la Tunisie qui a vécu pendant 23 ans sous un régime autoritaire – à propos, je n’aime pas le mot dictature – n’avait droit ni à la liberté ni à la dignité.
Que veut dire la dignité lorsque vous l’associez au Printemps tunisien?
La dignité veut dire que tout un chacun a droit à un emploi. Cela veut aussi dire la réduction de la pauvreté et la reprise économique dans les régions sous-développées et marginalisées. A cela s’ajoute, également, le sentiment qu’éprouve la personne qu’elle est ou qu’il est citoyen à part entière et qu’il peut prendre activement part dans la gestion des affaires de son pays.
Vous êtes le premier président élu librement dans votre pays. Quel sentiment cela vous procure-t-il?
Je suis fier. C’est le couronnement d’une très longue carrière. Vous m’avez félicité à l’occasion de la Fête de [notre] indépendance. Ce jour-là, j’étais ici… Je suis profondément ému de célébrer le 60e anniversaire de l’Indépendance de mon pays, et de pouvoir présenter mes vœux à mon peuple.
M. le Président, il semble que les femmes tunisiennes vous apprécient beaucoup. La majorité d’entre elles ont voté pour vous lors de la présidentielle de 2014.
C’est parce que la Tunisie est le seul pays dans le monde arabe et musulman à avoir libéré la femme. Dans tous les pays arabes et musulmans, les femmes sont des citoyennes de seconde zone. La Tunisie est l’exception à cette règle. Et cela a été le cas depuis les premières années de l’Indépendance. Aujourd’hui, les femmes en Tunisie ont droit à la même place que les hommes. Le Printemps de Tunisie a été la conséquence logique des réformes historiques qui ont été mises en œuvre durant les 60 dernières années, notamment sous la forme de l’éducation pour tous et l’émancipation de la femme.
Le parti islamiste Ennahdha est un de vos partenaires. Comment expliquez-vous à vos électeurs cette alliance?
Parce que notre objectif est de construire un pays démocratique… Le parti que j’ai fondé a remporté les élections [législatives] avec 86 sièges à l’Assemblée des représentants du peuple, et Ennahdha a été second, avec 69 sièges. La réalité est donc là. Si vous êtes un véritable démocrate, vous ne pouvez pas leur (aux islamistes d’Ennahdha, Ndlr) dire qu’ils n’existent pas. Nous avons pris cet état de fait en considération et, à présent, nous avons un Etat stable – ce qui est une situation bien meilleure que ce que l’on trouve ailleurs, dans d’autres pays. Si Ennahdha n’avait pas travaillé avec nous, il y aurait eu dans notre pays un scénario à l’égyptienne…
Que voulez-vous dire?
Cela aurait engendré une fracture politique totale, une division sociale et un coup d’Etat.
Vous aviez rédigé avec le président Obama un éditorial que le ‘‘Washington Post’’ avait publié et qui était intitulé ‘‘Aider la Tunisie à réaliser sa promesse démocratique’’. Y a-t-il assez d’aide de la part des Etats-Unis et des pays européens ?
Oui, il y a du soutien, mais cela n’est pas suffisant. Je l’ai exprimé lors de ma visite aux Etats-Unis (en mai 2015, Ndlr). J’ai dit ce qu’il fallait dire sur cette question, mais chaque pays a ses propres soucis. La Tunisie ne peut pas vivre d’aumônes. … Si nos amis veulent bien nous soutenir, nous serons heureux. Nous ne pouvons pas les obliger de nous aider s’ils n’ont pas les moyens de le faire.
Lorsque vous dites que ça n’est pas suffisant, de quoi est-ce que votre pays a-t-il besoin?
Nous avons besoin de toute sorte de choses. Les deux choses principales qui nous manquent sont les aides militaire et économique.
Est-ce que la ‘success story’ tunisienne est en danger?
Une ‘success story’ est toujours en danger – à moins que vous ne la protégiez et que sa viabilité ne soit garantie. La démocratie requiert de la pratique et du temps. Il doit y avoir aussi du progrès économique. La Tunisie souffre de plusieurs faiblesses économiques et si nous sommes dans l’incapacité d’offrir des emplois …, l’expérience sera menacée. De plus, si nous ne pouvons pas rétablir la sécurité, en particulier à nos frontières, bien sûr, l’expérience sera en danger.
Il y a eu plusieurs attentats terroristes. Votre garde présidentielle a, en effet, été attaquée, et récemment, l’armée a elle aussi été prise pour cible dans la région frontalière avec la Libye.
Dans son combat contre le terrorisme, la Tunisie est en première ligne de la défense de l’Europe contre l’invasion terroriste… La lutte anti-terroriste est effort planétaire et, pour faire face à ce danger et le battre, nous devrions avoir une stratégie commune… mais sur le terrain de la pratique, il se trouve que nous n’avons pas de stratégie commune. Résultat: pratiquement, la Tunisie est presque toute seule à défendre son territoire.
En cette étape, qu’est-ce qui vous paraît être le plus important: la liberté ou la sécurité?
Il n’y a pas de liberté sans sécurité. Nous avons besoin de sécurité afin de préserver la liberté –et sans la sécurité, c’est le chaos.
Estimez-vous que votre pays peut faire face au terrorisme sans abandonner les libertés et les réformes qui ont poussé le peuple, il y a cinq ans, à descendre dans la rue?
Tout à fait, nous devons sauvegarder les libertés, et ma mission en tant président de la République consiste à préserver la liberté de tous les Tunisiens –même celle de ceux qui, quotidiennement, me font affront.
La Tunisie a su éviter d’être une autre Egypte, une Syrie, un Yémen ou une Libye. Dans le même temps, des milliers de Tunisiens ont rejoint les rangs de l’organisation terroriste de l’Etat islamique (Daêch). Comment expliquez-vous ce phénomène?
C’est parce que le pays fait face à un taux de chômage élevé. La Tunisie compte 11 millions d’habitants, mais notre pays est incapable d’offrir des emplois à tout le monde. Nous avons 618.000 chômeurs, parmi lesquels 240.000 jeunes sont des diplômés universitaires. Ils n’ont pas trouvé d’emploi, depuis la Révolution. Par conséquent, ces personnes-là sont devenues une proie facile. Elles peuvent être manipulées par les islamistes. C’est en effet ainsi que cela se passe: il y a des organisations qui se sont spécialisées dans le recrutement de ces jeunes désespérées. La solution est évidente: nous devons offrir des emplois aux chômeurs. C’est pour cette raison que je dis et répète que la réussite de la démocratie est étroitement liée au développement économique.
Certaines de ces personnes qui ont rejoint les rangs de Daêch et Al-Qaïda peuvent souhaiter revenir en Tunisie. Comment est-ce que vous comptez les traiter? Si quelqu’un retourne au pays, sera-t-il envoyé derrière les barreaux immédiatement?
Non, parce que nous avons des lois qui protègent les droits de l’individu et sa liberté. Nous ne sommes plus sous l’ancien régime. … Nous ne pouvons pas envoyer quelqu’un en prison sans l’avoir été jugé équitablement, au préalable. Nous plaçons ces gens-là sous surveillance et s’ils ne respectent pas la loi, ils seront accusés, jugés et condamnés… D’ailleurs, nous souffrons d’un manque de fonds pour développer notre économie; alors, nous n’allons rogner sur nos ressources modestes pour construire de nouvelles prisons.
Lorsque vous dites que vous n’allez pas mettre tout le monde en prison, ne craignez-vous pas que certains peuvent mener des actions terroristes?
Bien sûr, ce risque existe. … Nous ne pouvons pas les empêcher de rentrer au pays. Après tout, ce sont des Tunisiens. Nous les surveillerons. Cependant, il y a un risque que certains d’entre ces personnes peuvent toujours représenter un danger pour le pays.
L’Etat islamique semble avoir fait une percée sérieuse en Libye voisine. Comment est-ce que la Tunisie peut contribuer à l’instauration de la stabilité dans ce pays et que devrons faire les autres pays de la région?
Nous sommes très bien placés pour comprendre le problème libyen, car les liens qui existent entre nos deux pays sont très anciens et historiques. Nous avons pris l’initiative de réunir tous les pays voisins de la Libye. Nous allons avoir des discussions sur les meilleurs moyens et les meilleures manières de trouver une solution permanente et durable.
Votre partenaire américain souhaiterait que la Tunisie fasse plus. Il souhaite également utiliser la Tunisie pour effectuer des vols de surveillance au-dessus de la Libye et peut-être même déployer des troupes ici, en Tunisie.
Est-ce que vous pensez vraiment que les Etats-Unis n’ont des avions qui survolent déjà le territoire libyen?
La question est de savoir si oui ou non la Tunisie peut accorder la permission à des troupes américaines de s’installer ici ou s’il est possible qu’elles aient une base militaire en Tunisie?
D’abord et avant toute autre chose, les Etats-Unis ne souhaitent pas avoir une base militaire en Tunisie. Ils n’en ont pas besoin… Ils ont la 6e Flotte qui sillonne la Méditerranée. J’ai eu l’occasion de rendre visite à la flotte américaine. A bord d’un des vaisseaux, il y a 5.000 soldats. Je ne pense pas que les Etats-Unis aient besoin de quelques autres troupes en Tunisie.
Source: ‘‘Washington Post ».
*Souad Mekhennet, 38 ans, est journaliste allemande et auteure d’origine turco-marocaine qui a contribué et travaillé pour les ‘‘New York Times’’, ‘‘Frankfurter Allgemeine Zeitung’’, ‘‘Washington Post’’, ‘‘Daily Beast’’ et la chaîne de télévision allemande ZDF. Depuis les attentats du 11 septembre 2001, elle s’est spécialisée dans les conflits et les attaques terroristes en Europe, Afrique du nord et Moyen-Orient. Actuellement, elle est membre associée au Weatherhead Center for International Affairs, à l’université américaine de Harvard, et spécialiste de politique étrangère auprès de la School of Advanced International Studies, à l’Université Johns Hopkins, aux Etats-Unis.
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