Le récit hebdomadaire des activités du chef du gouvernement d’union nationale Youssef Chahed tel qu’il aurait pu l’écrire lui-même. Une deuxième semaine plutôt calme.
Imaginé par Yassine Essid
Après un premier essai, dans lequel je me suis efforcé de faire sentir la probité de ma pensée, j’ai décidé de continuer de consigner ad verbatim toutes mes impressions, développer des analyses utiles qui pourraient un jour servir de référence. Je suis convaincu qu’un tel compte rendu se lira comme le témoignage vivant, détaillé et hautement pédagogique sur l’activité de tout Premier ministre nonobstant le régime politique auquel il appartiendrait.
Personne n’est content
La crise continue d’affecter le pays sans le moindre signe d’amélioration en vue. C’est profondément inquiétant en début de mandat, mais ne suis-je pas là pour ça? Malgré tout, un calme relatif règne assurément sur le front de la lutte antiterroriste et le même constat est valable sur le plan social. L’Aïd El-Kebir, la fête du sacrifice, s’avère politiquement salutaire en offrant au gouvernement une courte trêve sociale.
Cependant, ce qui me chagrine personnellement c’est de constater, avec une certaine amertume, que je n’ai pas encore atteint aux yeux de l’opinion publique la stature d’un véritable chef de gouvernement de surcroît qualifié d’union nationale qui semble d’ailleurs voler en éclats.
Certains partis politiques et autres partenaires sociaux, hier signataires réjouis et attachés au succès de l’«Accord de Carthage», capitulent aujourd’hui face aux récriminations de leurs partisans et se répandent en critiques contre les engagements pris.
Les dirigeants de l’UGTT, la centrale syndicale, n’arrêtent pas de rappeler au gouvernement que les obligations contractées ne signifient nullement un chèque en blanc pour cautionner des réformes qu’ils jugeaient pourtant nécessaires au salut du pays.
Le patronat, pour sa part, appelle à un changement de modèle économique afin de répondre aux préoccupations que tous les chefs d’entreprise rencontrent.
Même constat chez les islamistes avec leur stratégie à double tranchant. C’est tantôt ceci tantôt cela. Ils font dépendre le succès de ma politique de mon aptitude à éviter au pays des mesures d’austérité: gel de recrutement et majorations salariales, tout en estimant celles-ci indispensables à la mise en œuvre du processus de sortie de crise.
Un pouvoir sans autorité
Cette courte période d’adaptation à mes nouvelles fonctions m’a permis surtout de découvrir le hiatus profond entre l’exercice du pouvoir et celui de l’autorité qui, hélas, me fait actuellement grand défaut. En effet, le pouvoir peut être légalement conféré, conquis par l’épée ou usurpé par la ruse. En démocratie, le pouvoir constitue un potentiel qui dépend de l’accord incertain et temporaire d’un grand nombre de volontés. En revanche, l’autorité n’est point acquise, mais répond à une disposition innée de l’esprit. On l’a ou on ne l’a pas. Elle est cette relation diffuse dans le corps social qui rend possible d’exercer une influence d’ordre politique. Enfin, elle forme le principe actif de légitimation de tout gouvernement. Exercée avec vigueur, elle permet au prince d’être maître de ses sujets, comme un berger est maître de ses moutons. Elle l’autorise de s’assurer, de droit, l’indépendance dont il jouit de fait.
Garantie, l’autorité est établie pour faire observer les lois auxquelles les gouvernants y sont soumis eux-mêmes. Compromise, elle pousse l’État sur le bord de l’abîme. Une société qui nie l’autorité et proclame l’indépendance individuelle, n’est point une société. Or, la série de troubles auxquels nous assistons impuissants chaque jour prouvent que l’Etat que je représente n’a plus d’autorité.
Aujourd’hui, les mouvements de contestation sociale ne cessent de marquer la vie politique et sociale et tranchent par rapport aux modes de pression traditionnels. Chaque événement, chaque drame de notre quotidien le plus banal constituent une nouvelle étape du développement de la protestation collective, provoquent des manifestations qui dégénèrent en violents débordements accentuant le malaise grandissant des dépositaires de l’ordre public, police et armée.
D’une ampleur et d’une nature inédite, ces divers mouvements: blocage des routes, investissement de bâtiments publics, menace contre les représentants de l’Etat, éclatent souvent de façon spontanée, opèrent pour la plupart hors des canaux institutionnels de représentation ou de pression politique.
A la Marsa, une piétonne est renversée par une voiture et voilà que des habitants en colère bloquent la route. A Kasserine, plusieurs protestataires menacent de se suicider, le gouverneur et sa famille sont chassés de leur résidence prise d’assaut. Un vigile est arrêté à Djerba, sa famille bloque la route au passage des camions de phosphate entre Mdhilla et Gafsa. A Kerkennah, les sécuritaires ont été amenés à quitter la région en raison des protestations des jeunes à leur encontre.
Face à ces troubles, l’Etat a perdu toute autorité morale et la gestion sécuritaire des conflits sociaux toute crédibilité. Quant à la justice, entravée pour des raisons politiciennes, elle a cessé depuis longtemps de remplir ses fonctions.
Le propre des nations sous-développées est de réagir rétrospectivement, après coup. Combien faudra-t-il de drames pour que l’Etat prenne conscience de la détresse d’une population face au sous-équipement hospitalier de leur ville?
Après l’accident de la route survenu à Kasserine et son tragique bilan, on décide de prendre «un train de mesures» en faveur de l’hôpital régional de Kasserine; on procède à sa mise à niveau; on mobilise des fonds; on lance des caravanes de santé.
Enfin, dans la mesure où l’un des rôles de ma fonction est de protéger le gouvernement de la pression des médias, faire face plus sereinement aux situations de crise en lui évitant toute «décharge» politique, j’ai décidé de faire «sauter le fusible» en limogeant le directeur de l’hôpital.
Par ailleurs, j’ai annoncé une révision à la baisse des salaires des ministres. Une mesure symbolique de solidarité destinée à une opinion publique qui trouve que les ministres sont trop bien payés. C’est aussi une façon de s’aligner au principe de renouvellement et de promotion d’une nouvelle génération politique.
Nous nous trouvons sans cesse face à des choix, surtout lorsqu’on est confrontés, comme je l’ai été, à d’innombrables solliciteurs. Certaines décisions, prises dans l’intérêt de la paix sociale, nous mènent aussitôt à des dilemmes et entraînent parfois des regrets difficilement évitables.
Je vois autour de moi des ministres qui ne vont pas ensemble, d’autres n’ont pas les connaissances nécessaires aux emplois qu’ils remplissent. Mais quel est le chef de gouvernement qui peut se targuer de ne jamais se tromper, surtout dans des circonstances aussi pressante que celles où nous nous trouvons? L’opinion publique qui, dans d’autres pays est le seul juge compétent, est en Tunisie constamment manipulée, indécise, égarée par une sur-médiatisation.
Le déni comme mode de gouvernement
Nommé Premier ministre, j’ai cherché à représenter la Tunisie dans sa diversité politique. Quoi de mieux en effet qu’un populiste désœuvré qui se faisait l’écho des mécontents, qui apporterait une nuance de contestation et prendrait des mesures qui soulageraient le peuple. Le fait d’avoir confié à Samir Ettaieb le portefeuille de ministre de l’Agriculture est l’exemple même, à l’instar des plantes et des animaux, de l’adaptation merveilleuse des organes à leurs fonctions.
Celui qui avait déclaré en 2015 qu’il s’est retiré de la politique, que Ghannouchi est l’homme le plus puissant dans le pays, que le pouvoir serait accaparé par des anciens membres du RCD alliés aux islamistes; le chantre de la bonne gouvernance pour qui la politique ne peut s’exercer sans une certaine dose de véracité et de transparence, semble admettre, en si peu de temps, je l’avoue, qu’il faille parfois ne pas tout dire pour préserver l’ordre social. En d’autres termes : mentir.
Interpellé sur l’affaire de la peste des petits ruminants, ou peste ovine, une maladie contagieuse mais non transmissible à l’homme, il a répondu que cette affaire n’était qu’une rumeur malveillante.
Rappelons que la présence de cette maladie, qui sévit depuis longtemps en Tunisie, a bien été constatée chez plusieurs éleveurs et déclarée aux autorités compétentes. C’est une pathologie bien sérieuse, car pour limiter l’infection, il faut isoler les animaux malades, séquestrer les troupeaux infectés, désinfecter matériel et locaux. On va même parfois jusqu’à recommander l’abattage de tous les animaux malades.
Cette épizootie, officiellement inexistante, est pourtant un fait corroborée par la présence constante de cas avérés. Je découvre ainsi que celui qui passait jusque-là pour un opposant intransigeant s’adapte assez bien, à l’insu de son plein gré, à la pratique du déni comme mode de gouvernement. Bienvenue au club !
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