Il y a 6 ans, la révolution tunisienne a donné des espoirs qui ont vite été déçus. On a oublié qu’une démocratie se construit sur le «temps long» et ne peut se limiter au pluralisme et à la liberté… de façade.
Par Yassine Essid
La démocratie, aujourd’hui constitutionnellement fondée en Tunisie, aurait non seulement affranchi le pays de toute menace totalitaire, mais émancipé le bon peuple de toute tutelle et servitude et éloigné l’individu de toute subordination de la part des grands.
Faussement appréciée, la démocratie est devenue synonyme d’insoumission à l’autorité de la loi et du pouvoir, un prétexte pour se soustraire, à l’occasion et en toute impunité, à toutes espèces d’impôts ou redevances considérés comme des usages abusifs ayant appartenu à l’ancien ordre.
L’Etat, de son côté, est sommé d’intervenir le moins possible dans les affaires du citoyen désormais délivré de tous préjugés et parti-pris.
La parole politique au détriment de la pensée
Cependant, le principal acquis d’un tel système de gouvernement, où le pouvoir est théoriquement exercé par l’ensemble des citoyens, est d’avoir surtout permis aux Tunisiens de recouvrer l’usage de la parole politique, le plus souvent au détriment de la pensée et de recourir à une rhétorique qui prend le pas sur les idées.
Au lendemain des élections : chef d’Etat, gouvernement, députés, dirigeants et militants des partis politiques, promettaient tous, à travers des discours de campagne et de séduction abusivement ambitieux, de répondre aux aspirations de leurs électeurs. Ils prétendaient tous vouloir instaurer un nouveau modèle d’une société moderne, égalitaire avec en prime la réussite économique et son corollaire, l’abondance matérielle.
D’autres mouvements politiques, bien qu’étrangement confiants dans le dynamisme populaire, qui sont continuellement agités mais sous-représentés, sortent à tout bout de champ l’arme idéologique de la mobilisation sociale pour discipliner le péril islamiste, qu’Ennahdha avait cherché subrepticement à transformer en un facteur déterminant du devenir social, et de punir les riches et les hommes d’affaires rendus responsables des problèmes endémiques du chômage et de la pauvreté.
Le temps aidant, tout ce beau monde s’est retrouvé rapidement à bout de souffle et à court d’idées. Le quotidien prenant le dessus, ils s’étaient rapidement affranchis des problématiques relatives à la croissance, à la lutte contre le chômage, à la redistribution des richesses et autres équations insolubles.
Le poids politique du quotidien
Etouffés sous le poids politique du quotidien, la couverture repliée sous le menton, ils se sont recroquevillés tout en boudant sur les questions d’aspirations personnelles plus égocentriques qu’idéologiques. La désintégration du parti majoritaire mise en œuvre par le patriarche de Carthage et ses familiers, les mouvements des frondeurs, les coalitions politiques aussitôt gagnées par des ruptures, avaient dès lors réduits l’administration des affaires politiques de la nation à de grotesques et vaines gesticulations.
Du côté du gouvernement, on s’affiche, on organise, on se réunit en conseils larges ou restreints, on arrange des séminaires et des rencontres, on inaugure d’insignifiants chantiers, on prend des mesures sans vraiment savoir pourquoi ni au profit de qui.
De leur côté, les partis politiques engagent à leur tour leur grand processus de liquidation de la démocratie partagée entre le peu d’espace qui sépare querelles idéologiques et d’ego. Les débats de fond dignes d’intérêt, le lyrisme des grands discours passés sur le développement, le bien-être, la création d’emplois, l’innovation, ne se réduisaient plus qu’à des batailles féroces autour de faits divers insignifiants et deviennent l’expression de tous les insatisfaits de leur sort au sein de leur propre parti ou ailleurs.
C’est alors que certains se sont lancés dans la création d’«un front démocratique», une sorte de ligue de mécontents pour soi-disant modifier les enjeux politiques, ou simplement pour manifester leur dépit d’être tenus à l’écart de la décision politique.
Enfin, pour compléter le tableau, il faut citer le cas de tous ceux qui, continuellement tourmentés par leur incompétence, s’ennuient, se dérobent à leurs obligations, deviennent des râleurs, grognent des menaces terribles, dénoncent des abus, prétendent détenir des preuves sur des «affaires», pratiquent le mensonge et la calomnie.
Inconstance gouvernementale, règlements de comptes et grosses chamailles prennent ainsi le pas sur les questions qui permettront d’ouvrir aux jeunes de véritables perspectives d’avenir tels les réformes de structures qui sont les leviers nécessaires d’une transformation de l’économie et de la société dans son ensemble.
Dans son délire de grandeur, le président de la république Béji Caïd Essebsi (BCE) s’est cru vraiment en charge de faire décoller politiquement le pays, le faisant passer d’un système de gouvernement archaïque vers une démocratie véritable en escamotant au passage tous les systèmes développés par les mouvements de la Renaissance, de la Réforme et des Lumières.
Loin de tourner le dos au régime précédent, raison pour laquelle il a été élu et bien qu’il se soit retrouvé contraint d’en gérer le catastrophique bilan d’un islam de marché qu’avait aggravé une infâme politique de butin, le chef de l’Etat a préféré liquider son parti et se livrer au compromis politique avec les islamistes. D’ailleurs il ne manquait jamais une occasion pour s’en vanter comme d’un astucieux arrangement et d’une subtile manœuvre tactique quitte à y sacrifier la crédibilité politique et institutionnelle de la fonction présidentielle qui rappelle les moments forts de la présidence de son prédécesseur, Moncef Marzouki, qui a assuré un interminable et insupportable intérim.
La parole publique réduite à un verbiage inintelligible
La démocratie, conçue au départ comme le rattrapage d’un long processus de rétention de la parole et des idées et de transformation de l’expression des rapports politiques et sociaux, s’était, grâce à la majorité de l’élite dite pensante du pays, progressivement dévitalisée, s’éloignant de la vérité au risque de ne plus pouvoir identifier des enjeux beaucoup plus fondamentaux.
La parole publique, réduite à un verbiage inintelligible, n’est plus alors qu’une parole de persuasion qui n’inspire plus confiance à son auditoire. Elle entretient en plus un sentiment de dépossession qui fait perdre confiance dans la démocratie en tant que lieu d’expression de choix et de préférences.
Car une véritable culture démocratique se construit sur le «temps long» et ne peut se limiter uniquement au pluralisme politique et à la liberté d’expression. D’où la primauté constatée d’une parole croyante et manipulatrice qui ne cesse d’envahir un espace public où se mêlent et se confrontent curieusement dogmatisme et démagogie.
C’est bien là un exemple supplémentaire qui viendrait à point nommé enrichir encore les recherches des années 1990 sur les relations entre développement économique et progrès de la démocratie. Celle-ci se traduit aux yeux des yeux du gouvernement non par une stratégie ou par un processus de relance, mais par un cortège d’inviolables et fermes promesses concernant une croissance qui viendrait réduire enfin les inégalités.
Sauf que le bilan économique, dans un pays dont les ressources minières sont insuffisantes ou bloquées, dont l’économie de services est impensable en fonction de l’absence d’une base industrielle, et bien d’autres facteurs de blocage qui empêchent d’accéder à une économie intégrée au 21e siècle, est si décourageant qu’on se demande si la démocratie, qui mérite infiniment mieux, est encore capable de changer la donne de manière significative.
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