Noureddine Taboubi / Youssef Chahed.
Le remaniement partiel effectué par Youssef Chahed, samedi 25 février 2017, dénote non seulement une maladresse, mais aussi une orientation vers des choix de plus en plus libéraux.
Par Noura Borsali *
Remplacer, à la tête d’un ministère responsable de la Fonction publique (et je souligne bien publique), Abid Briki par Khalil Ghariani, autrement dit un syndicaliste venant de l’UGTT et donc du mouvement social par un représentant de l’Utica et donc d’une organisation libérale d’hommes d’affaires, n’est pas une décision judicieuse à prendre dans ce contexte difficile que connaît le pays.
Certes, la question fondamentale, loin de concerner des personnes, dévoile bien cette volonté de donner au gouvernement une couleur de plus en plus libérale, suite aux recommandations essentiellement du FMI incitant pour davantage de privatisation et de libéralisme.
Par ce choix et par celui qui maintient à son poste le ministre de l’Education Neji Jalloul, dont l’UGTT réclame le départ, Youssef Chahed, qui a dû prendre sa décision après une concertation avec le Président de la République, engage, sans le savoir peut-être, un bras-de-fer avec l’UGTT. Bras-de-fer dont le pays n’a que faire.
La centrale syndicale s’appuyant sur le fameux «Accord de Carthage», qui a accouché d’un «gouvernement d’union nationale», a exprimé son mécontentement pour n’avoir pas été consultée sur ce changement partiel.
Là aussi, il s’agit d’une erreur stratégique de la part de Youssef Chahed et de son président. La question ne concerne pas tant les personnes des ministres déchus ou nommés que d’une dérive sur le plan politique qui présage d’un retour aux méthodes anciennes et risque d’enfoncer davantage le pays dans de graves mouvements sociaux de contestation.
L’enfer, c’est les enseignants !
Quant au bras de fer entre les syndicats d’enseignants du secondaire et du primaire et le ministre de l’Education, on ne peut cautionner une telle diabolisation (du reste bien organisée sur Facebook et certains médias) des syndicats et des enseignants contre lesquels des campagnes sont menées pêle-mêle.
Si les mouvements de protestation ont toujours été suivis à une majorité écrasante par les enseignants, c’est que leurs revendications sont légitimes et ne s’arrêtent pas au seul départ du ministre. Appeler à revoir le système des vacances (décision unilatérale du ministre), à améliorer les conditions de travail des enseignants et des élèves et de l’état de nos établissements scolaires, à lutter contre la corruption, au respect et à la sécurité des enseignants… ne peut être que légitime.
Evoquer, comme on s’évertue à le faire, le corporatisme pour ces batailles collectives est une manière de vouloir les décrédibiliser. S’attaquer aux enseignants en exhibant une minorité qui effectue des cours particuliers (pourtant exigés et payés par les parents eux-mêmes) est insensé. Cette généralisation ne peut qu’être négative, voire pernicieuse.
Qui a alors intérêt à vouloir humilier, de la sorte, des milliers d’enseignants devant le regard des élèves et de la société qui leur vouaient, jusque-là, une profonde considération? Le respect de l’enseignant est une condition qui n’accepte aucune concession car il y va de la bonne marche de nos établissements scolaires et de l’avenir de nos générations…
A moins que cette campagne vise l’école publique au profit de l’enseignement privé qui foisonne de plus en plus. On compte, en effet, une création de 109 écoles privées rien qu’en 2010-2011 et un accroissement du nombre d’élèves atteignant 60.000, contre 1.790.000 dans le public… Le débat, nous semble-t-il, est bien là.
Qu’un ministre ose humilier, dans ses interventions, les enseignants est inacceptable… Noureddine Taboubi, secrétaire général de l’UGTT qui soutient, avec sa direction, l’appel des syndicats de l’enseignement au départ du ministre de l’Education, a remis à M. Chahed des enregistrements et des documents attestant de cela (lire à ce propos le quotidien en langue arabe ‘‘Le Maghreb’’. Dans un entretien qu’il a accordé, le 24 février dernier, au quotidien ‘‘Assabah’’, le S.G. de l’UGTT a rappelé les déclarations du ministre à propos des enseignants, les accusant de «terrorisme» et de «corruption». Et d’ajouter : «Où est l’Etat dans ce cas, pourquoi le ministère n’agit-il pas?».
De ce fait, la communication entre les deux parties est rompue si bien que, dit encore Taboubi, «nous devons chercher des alternatives». Aucun ministre n’est irremplaçable…
Pour ceux qui soutiennent qu’Ennahdha veut la tête du ministre de l’Education, nous répondrons que si ce parti la voulait, il l’aurait obtenue.
Les «réformes» engagées par le ministre de l’Education n’ont pas été l’objet d’une large consultation de toutes les parties concernées. Le système des vacances l’atteste et constitue, pour bien de Tunisiens, une précipitation et une erreur. Des familles souffrent de ce système et demandent le retour à l’ancien régime. Il est regrettable que certains manipulent aujourd’hui les familles pour les pousser à organiser une journée de colère contre les syndicats et les enseignants!
Y a-t-il une frontière entre le politique et le syndical ?
Dans cette bataille, Il s’agit de critiquer un comportement, une politique, des propos irresponsables du ministre. Peu importe qui il est.
Certains ont vu, dans l’appel de l’UGTT au départ du ministre, un dépassement d’une ligne rouge marquant, selon eux, la frontière entre le politique et le syndical. Faut-il rappeler, à ce propos, des précédents pas trop lointains tels que l’appel de l’Association tunisienne des magistrats (ATM) pour le départ du ministre de la Justice ou encore les appels, dans de nombreux pays tels que la France ou le Maroc, pour déloger tel ou tel ministre à cause de son impopularité ou d’erreurs commises durant son mandat. Et puis, en Tunisie, ceux-là mêmes qui se disent choqués par une telle revendication n’ont-ils pas, dans un grand mouvement («Errahil») organisé durant l’été 2013, appelé au départ de tout le gouvernement Larayedh ? Chose obtenue sous leur propre pression.
Accuser l’UGTT de faire de la politique au lieu de se limiter à sa mission sociale dénote une méconnaissance de l’histoire de l’UGTT et de son combat pour la libération du pays et pour la démocratie. Farhat Hached n’a-t-il pas élaboré, à l’aube de la décennie 1950, un texte fondamental sur les revendications démocratiques? Le premier gouvernement de Bourguiba n’a-t-il pas eu recours au «Programme économique et social» de l’UGTT présidée alors par Ahmed Ben Salah?
Ceci dit, la centrale syndicale n’est guère au-dessus de tout soupçon et ne doit, en aucun cas, être à l’abri des critiques pour ses éventuelles dérives, mais sans que cela ne se fasse avec une certaine diabolisation.
Pour revenir au remaniement, on ne peut pas ne pas relever un fait de forme et de méthode renouant – hélas ! – avec celles de l’ancien régime, à savoir la non-information du ministre Briki de sa destitution. Il s’agit bien d’une destitution puisque le ministre, menaçant de démissionner, n’avait pas encore présenté officiellement sa démission. Ce dernier apprendra la nouvelle par le biais de la radio. Alors que, dit-il, il était en communication téléphonique avec Youssef Chahed le jour même !! Est-ce normal? Cette manière d’agir du jeune chef du gouvernement est à condamner absolument.
De la vigilance avant toute chose
Dans cette période transitionnelle que nous vivons, une vigilance accrue doit être de mise quant au grignotage quotidien de nos acquis sociaux, à la cherté continue de la vie, à la menace qui pèse sur nos libertés individuelles et collectives, à notre sécurité, aux choix ultra-libéraux qui voudraient se défaire, de plus en plus, du social et du secteur public, à cette «union nationale» qui tente de briser toute opposition et d’orienter les ardeurs et les égos vers la recherche de postes à occuper… contre des silences assourdissants…
Peut-être que dans ce marasme que nous vivons, ne reste-t-il que cette lueur venant de l’UGTT, seul bastion de défense de nos droits… face à une société civile qui perd, de jour en jour, son dynamisme et sa ferveur face, pourtant, à des tentatives de régression et à toutes sortes de dérives et de menaces devenues –hélas! – notre lot quotidien.
* Journaliste, universitaire et essayiste.
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