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Tunisie : Un pays qui déraille

A qui peut-on en vouloir, dans un pays où ce sont les moins scrupuleux qui font les lois, les plus obtus qui gouvernent et les sans vergogne qui s’expriment.

Par Yassine Essid

Il y a environ deux semaines, le conducteur du Métro du Sahel, qui relie, sur 70 km, Sousse à Moknine, via Monastir, a arrêté le convoi pour faire des emplettes auprès d’une vendeuse de pêches installée sur le chemin. La scène a été filmée par un passager et a longuement circulé sur les réseaux sociaux.

Fait divers et fait de société

Face à un fait aussi inhabituel, les commentaires, forcément, vont bon train. Certains y ont vu le comportement surprenant d’un conducteur de locomotive irresponsable, l’acte inconscient et désormais familier d’un agent du service public qui aurait poussé un peu trop loin le mépris des usagers.

D’autres, ont associé cette désinvolture à la nonchalance et le laisser-aller, désormais traits majeurs des lois et des mœurs de ce pays.

Les tenants d’une approche psychologique, plus enclins à comprendre et à pardonner, trouvaient que le jeûne et la sensation de faim qui s’ensuit, et qui s’imposent à nous tous, exagèrent notre appétit, anéantissent les valeurs professionnelles les plus élevées, nous privent de toute orientation éthique, et nous rendent donc plus vulnérables. La faim révèle en nous, en effet, des créatures totalement soumises aux appétences et sur qui les engagements préalables et le sens du devoir n’ont plus aucune prise.

Enfin, des esprits chagrins, qui intellectualisent tout, tout le temps, parlent d’une crise fonctionnelle, doublée d’une crise existentielle, d’un service public gagné par le doute suite aux carences d’un gouvernement de moins en moins capable d’assumer ses responsabilités.

Cela étant dit, à quoi bon revenir plus longuement là-dessus? En entreprenant une réflexion supplémentaire sur le service public, ne s’expose-t-on pas au risque de la redite? Il n’y aurait-il pas là, après tout, qu’une affaire banale, sans importance; une de ces incommodités fréquentes que subissent, à chaque instant, piétons, automobilistes et tous ceux qui se voient de plus en plus comme des clients et que les services publics continuent à considérer comme des usagers, citoyens-contribuables taillables et corvéables à merci? Une affaire donc à classer, tout naturellement, dans la rubrique des faits divers.

Sauf que ce type d’écrit, qui ne relève d’aucune actualité, ni politique, ni économique, ni sociale, mais qui véhicule des milliers de nouvelles sans importance courant le monde à chaque seconde, peut illustrer cependant un fait de société. Si un train peut en cacher un autre, une réalité peut en cacher une autre.

Témoignage emblématique de l’état du pays

C’est qu’au-delà de son aspect étonnement insolite, cette histoire constitue un témoignage emblématique de l’état du pays. Elle renvoie à des domaines insoupçonnés, plus particulièrement au mode de gouvernance dès lors qu’il touche au fonctionnement de l’Etat et ses institutions.

Bonne, la gouvernance, au-delà de sa dimension économique d’obédience libérale, vise à rendre l’action publique plus efficace, plus soucieuse de l’intérêt général, et donc plus légitime, censée générer une société plus harmonieusement gouvernable, génératrice d’une dynamique sociale multidimensionnelle indéniable.

Mauvaise, la gouvernance risque, en revanche, d’accroître la puissance et l’extension des fléaux qui entravent la marche d’un pays vers une démocratie plus effective, de même qu’elle nuit à son émergence économique et sociale.

Bref, comme du temps de Bourguiba, on essaye vainement de rattraper le wagon des pays avancés.

Depuis six ans, les régimes successifs, dits de transition, n’ont eu qu’une vague idée quant à la politique à mettre en œuvre pour sortir le pays du bourbier de la crise. Et, lorsqu’il leur arrivait d’entrevoir certaines issues, c’est confusément, par instants seulement, et dans une éclaircie de broussailles.

Pourtant, malgré les amères déconvenues, l’Etat mène toujours grand train et l’actuel gouvernement, plus impuissant que jamais, frileux, gardant une posture d’attente, ne fait que marcher sur les traces de ses prédécesseurs nonobstant les arguments proclamés à l’envi, relatifs à l’émergence d’une nouvelle configuration du régime politique et d’une nouvelle génération de politiciens.

Or, cette mécanique démocratique, suite à de fréquents erreurs d’aiguillage, a été lancée sur des voies qui ne pourraient que déboucher sur l’inconnu et l’imprévisible.

Contribution collective au naufrage généralisé

Qu’y a-t-il encore à dire lorsque, de toutes parts, des députés repus et adeptes de l’absentéisme, des hommes politiques peu qualifiés pour repenser la gestion de la chose publique, des fonctionnaires qui s’abritent derrière le monopole syndical, mais aussi des usagers, complices ou passifs, contribuent tous au naufrage généralisé?

Qu’y a-t-il encore à faire quand la corruption, fortement installée dans les mœurs publiques et privées, coûte de plus en plus cher au pays et gangrène tous les secteurs de l’économie, quand la législation est de plus en plus pesante, tatillonne et compliquée, quand les exigences des protestataires et leurs revendications démesurées se traduisent par l’occupation des lieux de travail et l’arrêt de la production de ressources stratégiques, quand un gouvernement craintif s’en va régler le problème, en dépit de toute rationalité, par de généreuses dotations qui encouragent les grévistes à surenchérir tout en constituant un appel d’air pour des contestations futures.

Enfin, quand le gouvernement embrasse large et lance, chaque fois, un train de mesures qui, évidemment, concernent tous les secteurs de la société, mais qu’il est incapable de mener à terme, car resserré dans le carcan des difficultés qui l’assaillent de toutes parts, indifférent aux impératifs que lui lancent les institutions internationales.

Dans la mesure où il n’existe pas de système de contrôle de l’action gouvernementale autre que celui du parlement, et du fait que celui-ci est devenu monolithique, dont les débats sont ponctués par les frasques et les scandales des représentants du peuple aussitôt portés à l’attention du public, s’impose la dictature des deux formations politiques devenues les vrais acteurs de la mauvaise gouvernance. Quant aux autres partis, ils attendent le sifflement du train de la déconfiture et se hâtent déjà vers la station prochaine.

Erodé par les effets conjugués de la libéralisation des échanges, de l’arrivée d’une clientèle toujours plus exigeante, et la concurrence d’un secteur privé plus dynamique, le service public, plus que jamais incapable à réformer sa façon d’être et agir, ne se vit plus que sur le mode de la crise. Aussi, l’heure de son démantèlement semble devoir inéluctablement sonner.

Si les activités régaliennes appartiennent par nature au service public, rien ne s’oppose, par contre, et en droit, à ce que l’éducation, la santé, la production-distribution du gaz, de l’électricité et de l’eau, la poste, les télécommunications, aussi bien que les transports routiers, aériens, maritimes et ferroviaires, soient tôt ou tard abandonnés au secteur privé.

En attendant, l’idée qui devrait prévaloir est non pas de faire plus de service public, mais den faire le moins possible.

Dans la mesure où dans bien des domaines, le pays se retrouve aujourd’hui en queue de train : éducation, culture, transport, environnement, amélioration du bien-être général et consolidation des valeurs morales et sociales essentielles en société, exiger dans un tel contexte que le service public fasse exception à la règle, relève d’une gageure que l’on ne peut plus soutenir sans un véritable coup de balai des pratiques abusives et des personnalités critiquables. Mais cela, personne n’est plus en mesure de l’accomplir.

Dans un pays où ce sont les moins scrupuleux qui font les lois, les plus obtus qui gouvernent, les sans vergogne qui s’expriment; où ceux qui vannent la bourbe des affaires dirigent, alors, franchement, dans cette gabegie et cette folie destructrice, en vouloir à un pauvre conducteur de train qui s’est arrêté entre deux gares pour acheter des pêches, tout de même, il n’y a pas mort d’homme !

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