La moitié des Tunisiens s’abstiendront aux prochaines municipales. Pour eux, la rupture avec la politique semble définitive. Pourtant, Ennahdha tirera son épingle du jeu…
Par Marwan Chahla
Une enquête de l’Institut républicain international (IRI), un think tank américain, dont les résultats ont été publiés cette semaine, conclut que «les difficultés économiques et la corruption continuent de susciter un mécontentement grandissant» parmi les Tunisiens. L’étude révèle aussi que cette insatisfaction de l’opinion tunisienne est accompagnée par «une baisse de l’intérêt [des Tunisiens] pour la participation au processus électoral», puisque 50% des personnes interrogées déclarent qu’il est «presque probable» (9%) ou (41%) pour elles de ne pas voter aux prochaines élections municipales.
Les enquêteurs de l’IRI font remarquer qu’en l’espace de cinq mois, entre avril et septembre 2017, cette tendance abstentionniste a augmenté de 7%.
Processus démocratique abandonné à mi-parcours
L’étude de l’IRI montre également que, parmi ceux d’entre les Tunisiens que la chose politique intéresse encore, 83% ne savent pas ou refusent de dire pour quel parti ils accorderaient leur voix si le scrutin municipal devait se tenir aujourd’hui.
En somme, l’on peut dire qu’un Tunisien sur deux a résolument tourné le dos à la politique et aux politiciens, et l’autre Tunisien ne sait plus où donner de la tête.
Triste constat, donc, pour la success story tunisienne qui pouvait encore faire illusion et susciter l’admiration générale: il n’y a pas si longtemps, la transition démocratique en Tunisie était citée en exemple, la nouvelle constitution du pays émerveillait, trois irréprochables élections démocratiques successives – une en 2011 et deux en 2014 – ont été tenues et une véritable alternance politique a eu lieu. Preuve supplémentaire de ce succès exceptionnel: la performance de la jeune démocratie tunisienne a valu au Quartet parrain du Dialogue national le prix Nobel de la paix en 2015.
Aujourd’hui, il ne resterait plus rien de cette réussite brillante – ou peu de chose. Hormis l’acquis de la liberté d’expression dont on se gargarise au quotidien et à longueur de jour, le processus démocratique cale, n’arrive pas à atteindre son troisième palier –celui des scrutins municipal et local – et donne même l’impression d’avoir été abandonné à mi-parcours par les Tunisiens. Car, entre les taux de participation aux présidentielle et législatives de 2014 – qui ont été, tous comptes faits, raisonnablement moyens, voire assez bons pour un apprentissage de l’exercice démocratique – et la démobilisation actuelle de l’électorat le fossé s’est creusé. Et il y a lieu de s’inquiéter.
Le rendez-vous des premières municipales libres de l’après-révolution a été reporté à plusieurs reprises et sa tenue en mars ou avril 2018 reste toujours incertaine: la recomposition de l’Instance supérieure indépendante pour les élections (Isie) a sérieusement peiné et le remplacement de Chafik Sarsar, son président démissionnaire, peine encore… alors que les mandats présidentiel et législatif (2014-2019) ne sont pas loin de leur 3e année et que trois gouvernements (ceux d’Habib Essid et des Chahed I et II) se sont succédé à la direction des affaires du pays.
Entre-temps, la force abstentionniste, cette posture d’indifférence à la chose politique gagne du terrain. Elle risque de peser lourd – dans un premier temps, lors du prochain scrutin municipal – et pourrait déterminer irréversiblement la suite de la transition démocratique.
Les Tunisiens sont de moins en moins portés sur les élections.
Socle solide d’Ennahdha
Cette démobilisation actuelle des Tunisiens se traduit par deux comportements: elle est modérée chez les citoyens tunisiens qui se désintéressent de la politique parce qu’ils n’attendent plus rien des «élites» du pays, des partis politiques et de leurs dirigeants; il y a également le rejet radical qu’expriment ces Tunisiens qui sont dégoûtés de la politique et des politiciens.
L’on retrouve ici, à peu près, cette distinction entre le «presque probable» et le «très probable» que relève l’enquête de l’IRI évoquée plus haut.
En tout état de cause, il s’agit là d’une véritable crise de la démocratie tunisienne – bien plus grave qu’un simple passage à vide – car ce désaveu de la politique et des politiciens par une moitié des Tunisiens est profondément ancré. D’une déception à une autre et d’une désillusion à une autre, il semble que le soulèvement du 14 janvier 2011 a perdu ses adhérents et qu’il n’inspire plus l’enthousiasme de ses premiers jours…
De plus en plus de Tunisiens ont donc choisi d’adopter une posture de repli vis-à-vis de la politique et cette désaffiliation partisane finira, sur le long terme, par permettre au parti islamiste d’Ennahdha de reconquérir, très facilement, le terrain qu’il a perdu lors des élections de 2014.
L’idée du rééquilibrage du paysage politique tunisien, qui a donné naissance à Nidaa Tounes et l’a porté au pouvoir, n’aura ainsi vécu que l’espace d’un court quinquennat. Selon toute vraisemblance, à l’occasion des prochains scrutins, les Nahdhaouis pourront reprendre la direction des affaires du pays.
En effet, contrairement à toutes les autres formations politiques, Ennahdha ne sera nullement affecté par le désintérêt des Tunisiens de la chose politique. Le parti islamiste, qui puise sa force dans la constance et la fidélité de ses membres et sympathisants, pourra toujours compter sur le même socle électoral solide. Discipliné et bien structuré, Ennahdha parle d’une seule voix, travaille dans le secret et construit ses projets sur le long terme.
Ailleurs, par contre, que ce soit chez le concurrent nidaïste ou les oppositions diverses et variées, il n’y a que querelles intestines, implosions, approximations, tâtonnements, improvisations et confusions, c’est-à-dire rien de bien intéressant qui pourrait attirer les Tunisiens démobilisés
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