Hôpital de Kairouan : personnel agressé et équipements saccagés.
La Tunisie n’a jamais correspondu à l’image d’une nation démocratique. C’est un pays où le triomphe des masses génère la violence et la haine, et un état de guerre permanent.
Par Yassine Essid
Décidément, chassez le naturel, il revient au galop. L’autre jour, en visite à Sousse, Béji Caïd Essebsi est venu nous rappeler au bon souvenir d’un spectacle qu’on croyait à jamais révolu. Il faut dire que certains comportements demeurent tenaces et les expériences qu’il a eues jusqu’ici de la fonction présidentielle l’avaient profondément frustré.
L’urgence de complaire à monsieur le président
Comme au bon vieux temps, le déplacement du chef de l’Etat à Sousse fut un jour de liesse, emplissant la ville en joie et ses habitants en bonheur de vivre, sous sa conduite éclairée, pourvoyeuse de progrès et de prospérité.
De toutes les manifestations de reconnaissance, la plus emblématique est celle des enfants d’écoles et des élèves de lycées, contraints de sécher les cours pour aller s’amasser, retenus par des barrières de sécurité, le long de son passage, tous fiers d’agiter leurs petits drapeaux rouges et crier son nom.
En dépit de ce que stipule la Déclaration Universelle des Droits de l’Enfant, qui ne doit pas être mêlé aux endoctrinements politiques et confessionnels en milieu scolaire, les Toubels de la région avaient réussi, à des fins de basse propagande, la plus crasse, à mettre à contribution femmes et enfants, jeunes et vieux, car il leur fallait obligatoirement complaire à monsieur le président de la République.
Caïd Essebsi se la joue Bourguiba: le passé re-composé.
Cela étant, s’octroyer de temps à autre un bain de foule rajeuni, revigore, donne ce grand souffle de confiance dans la vie au chef de l’Etat. Il gonfle ses voiles et le pousse surtout à se mêler de ce qui ne le regarde pas pour se sentir exister. C’est que Béji Caïd Essebsi n’arrête pas de vouloir tout contrôler en dépit de la nature du régime, empiétant, par la désinvolture des paroles et l’aisance des manières, sur le travail du parlement autant que sur celui du gouvernement.
Abus de pouvoir et transgressions de la constitution
En effet, les entrevues au palais de Carthage ne sont nullement exceptionnelles entre le chef de l’Etat et le président de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), qui se laisse faire – et avoir. Une fois, il l’invite à agir afin de combler au plus vite les vacances au sein de l’Instance supérieure indépendante pour les élections (Isie). Une autre, il lui rappelle à quel point l’examen du code des collectivités locales et son adoption est pressant et n’admet point de délai.
Attentif à la vie politique en France, je n’ai pas souvenir d’un président de l’Assemblée Nationale, ou du Sénat, qui ait été reçu, et ce durant toute sa mandature, par le président de la République française à l’Elysée. En vertu d’une tradition républicaine instaurée en 1873, celui-ci ne pouvait pas non plus se présenter physiquement dans les hémicycles des assemblées parlementaires. Il ne pouvait communiquer avec les chambres qu’à travers des messages lus par leurs présidents.
Le cas du traitement infligé par le président de la République à Youssef Chahed est encore moins respectueux des usages et des convenances politiques. Bien qu’incarnant le pouvoir exécutif, par conséquent comptable de sa politique uniquement devant le parlement, le chef du gouvernement est systématiquement convoqué à Carthage dans l’irrespect total des principes de la séparation des pouvoirs, pour rendre compte de son activité et pour appliquer les consignes précises et régulières que lui adresse le chef de l’Etat à fin d’exécution.
Le Premier ministre systématiquement convoqué à Carthage, au mépris de la constitution.
L’objet premier de l’art politique est dans le respect de l’esprit des formes et les codes de l’étiquette, qui sont en fait des gages d’efficacité car ils facilitent les relations entre individus, dictent les obligations de chacun envers la hiérarchie politique et contribuent à créer une harmonie sociale.
Pour compléter le tableau, rappelons que les qualités de leadership, d’expérience, d’honnêteté et de compétence, que projette ou défend un grand homme politique, s’apprécient aussi à travers le niveau de correspondance entre lui et ses conseillers. Un chef d’Etat n’est-il pas à l’image des inspirateurs de son action qui se doivent d’être, en temps ordinaire, des personnalités marquantes et des valeurs qualifiées qui contrôlent pleinement leurs domaines de compétence? Or son précédent ou actuel chef de cabinet, ses anciens ou présents auxiliaires, au profil étrange, combinards et madrés, si peu honnêtes, si peu résolus, de la trempe intellectuelle et morale d’un fielleux Noureddine Ben Ticha, ne développent pas une image positive sur la marche des affaires de la nation. Et dire que certaines décisions de premier plan ont pu être influencées par ces muses en pantalon !
Malentendu sur le sens de la citoyenneté
A la faveur de la constitution du 26 janvier 2014, approuvée et adoptée, on s’est tous retrouvés miraculeusement citoyens, membres à part entière d’une société démocratique. Or le statut de citoyenneté est difficile à assumer, car composé de droits, de devoirs et de valeurs morales. Il est surtout fondé sur l’attachement des hommes et des femmes à des principes de conduite partagés et non sur les rapports de parenté, sur des solidarités de clans ou de voisinage.
Pour aggraver le tout, on a chuchoté aux creux de l’oreille d’une masse considérable, indifférente, obéissant à des lois mystérieuse, influençable à merci et qui ne pense pas, qu’elle doit proscrire le passé sous toutes ses formes et qu’elle serait appelée désormais à participer et à contrôler ceux qui exercent le pouvoir en son nom. Autrement dit, impliquée dans les processus de décision à travers des institutions représentatives et des organismes gouvernementaux. Bref, qu’elle détient les clefs du destin du pays.
Or le mode de scrutin de l’élection des représentants du peuple, leurs aptitudes intellectuelles, leur niveau de culture et d’éducation approximatif, leur sens des responsabilités resté indéfini – parce qu’aucune tradition antérieure n’avait eut à leur inculquer comment prendre en considération la condition de la liberté dans un Etat de droit, et le manque de discernement dans le jugement des élus, traduisent souvent une image pitoyable et presque humiliante de la vie politique, rendant le pays quasiment ingouvernable. Quant aux décideurs politiques, qui se devaient d’impliquer les citoyens sans coûts excessifs et sans perte d’efficacité, ils ne savent toujours pas comment procéder.
Au moment où le chef de l’Etat est reçu en révolutionnaire par une foule bien encadrée, d’autres événements, bien moins réjouissants, étaient venus secouer la petite planète de l’incivisme au quotidien.
Aux hôpitaux de Sousse et Kairouan, un dimanche 1er octobre 2017, des agressions avaient été perpétrées contre des urgentistes, des médecins et des infirmiers. Des appareils et des équipements médicaux coûteux étaient mis à sac, ternissant une énième fois les relations entre gouvernement «du peuple» et citoyens et remettant en question le rôle des deux.
Ce malentendu sur le sens de la citoyenneté n’est pas prêt à se dissiper. L’égalité devant la loi est censée rendre les contrôles plus rigoureux et exigeants, de même qu’il n’est plus possible de s’abstraire de la communauté nationale. Or, la conception de la citoyenneté est devenue l’occasion pour le demandeur de services publics, de privilèges, d’avantages de toutes natures et d’impunité, de revendiquer à tout bout de champ des droits qui, insatisfaits, se transforment en violences envers l’autorité politique, la communauté et les bâtiments publics.
Comme le dit si bien l’Abbé Grégoire (1750-1831), le vandalisme est l’action d’une volonté politique et ne fait pas mystère de ses buts : «Proclamer l’ignorance, proscrire les hommes instruits, bannir le génie et paralyser la pensée».
Hôpital Sahloul à Sousse: personnel agressé et matériels saccagé.
Dans un tel contexte, l’Etat démocratique, parce qu’il représente l’intérêt général, suppose la libre expression de l’opinion publique à travers les partis, les syndicats ou tout autre groupe ou mouvement politique, est appelé, sinon à endiguer le déchaînement des intérêts privés, du moins à l’encadrer dans une certaine mesure. L’arme démocratique étant par étymologie impuissante, il ne reste plus dans ce cas-là que l’emploi des méthodes autoritaires et répressives.
Venu constater les dégâts causés par le vandalisme «populaire», qui se répand, prolifère et dont on a fini par parler, décrire et en dénoncer les ravages toujours sans risque pour les coupables, le ministre de la Santé, manifestement indigné, incapable pour une fois d’innocenter la «révolution démocratique», avait déclaré que non seulement l’Etat, en faillite, n’est plus en mesure de remplacer à chaque incident les équipements détruits, mais qu’il ne dispose même pas des forces nécessaires à la protection des installations publiques.
D’incarnation de la vertu et des valeurs morales, la citoyenneté en Tunisie n’a jamais correspondu à l’image d’une nation démocratique. Elle vient au contraire renforcer chaque jour davantage le triomphe des masses, instruites ou pas, générateur de violence et de haine qui explique tant de ruines et qui suppose un état de guerre endémique et permanent.
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