L’auteur, producteur culturel, présente ci-dessous les conclusions de l’évolution comparée du budget du ministère des Affaires culturelles (MAC) en 2018.
Par Habib Belhedi *
Nul n’est besoin de remonter loin dans le temps pour rappeler la promesse faire par Zine El Abidine Ben Ali, lors de la campagne pour les élections présidentielles 2009, c’est-à-dire avant sa chute le 14 janvier 2011, et qui consistait à réserver 1% du budget total de l’Etat à la culture.
Ben Ali a été fidèle à sa promesse et un calendrier s’étalant sur quatre ans – 2010, 2011, 2012 et 2013 – fut établi et approuvé. C’est ainsi qu’une augmentation effective du budget de la culture a été mise en application pour les budgets de 2010 et 2011, atteignant les 1% du budget de l’Etat.
Puis, et grâce à la révolution, ce budget a dépassé les 1% dans le budget complémentaire de 2011.
Sous le gouvernement de la glorieuse «troïka» (ancienne coalition gouvernementale conduite par Ennahdha), et à cause du renforcement du ministère des Affaires religieuses et le pillage des deniers de l’Etat par les partisans de l’islam politique et autres supercheries et priorités suspectes, ce taux est descendu à 0,63%, témoignant d’une grande foi dans le rôle de la culture de manière générale, et plus particulièrement dans son rôle en période de transition démocratique. Sans parler des promesses électorales mensongères…
D’une «troïka» à l’autre, nous avons observé la détérioration du secteur culturel et artistique. Même si le document de l’Accord de Carthage ne contient aucune référence à la culture et à l’art, nous avions espéré que, parmi ses signataires, certains défendraient leurs couleurs. Force est de constater que la nouvelle «troïka» a balayé ces espoirs d’un revers de la main et mis fin aux illusions suscitées par les moult déclarations officielles sur la foi en la culture.
Moins d’intérêt pour la culture et les créateurs
Une lecture du projet de budget de la culture pour 2018 fait apparaître :
– une sous-estimation du rôle de la culture et aggravation de son isolement sur tout le territoire de la République ;
– une confirmation de l’archaïsme des bibliothèques publiques et de la pérennisation du papier aux dépens des nouvelles technologies et, de ce fait, de la modernité;
– l’hégémonie des institutions publique sur la création et la marginalisation des créateurs;
– le déséquilibre entre le management, l’appui et la fonctionnarisation, d’un côté, et l’art, la création et le travail culturel de l’autre;
– le déséquilibre entre les régions et le centre, le désintérêt envers les citoyens des régions et l’abandon d’un projet de décentralisation à l’échelle nationale;
– l’exclusion financière de la société civile dans le domaine de la culture;
– un budget classique, manquant de réformes structurelles, plus particulièrement une touche de modernité et de modernisme en symbiose avec la vraie révolution numérique, celle à même de rattacher la culture nationale à son époque et de la rapprocher des jeunes;
– plus de marginalisation de l’institution culturelle la plus proche du citoyen, la privant de contenu, de programme et de ressources matérielles;
– le blocage de l’initiative privée ;
– et, last but not least, la réduction des dépenses de développement de deux millions de dinars.
Pourcentage du budget alloué aux Affaires culturelles pour 2018
Malgré l’augmentation de 4,3% du budget global de l’Etat pour 2018, nous nous attendions à une augmentation correspondante du budget de la culture, si ce n’est à davantage. Au vu de la pauvreté historique des structures et des ressources, et ayant entendu tant de fois dans les discours officiels le rôle que les dirigeants et les politiciens entendent donner à la culture en cette période très sensible (terrorisme, transition démocratique…), nous nous étonnons du budget alloué.
Il aurait été équitable que le budget de la culture atteigne au minimum 288.000.000 dinars tunisiens (DT)
Cela sans prendre en considération la discrimination positive souhaitée dans le cadre de la restructuration du secteur et particulièrement la redistribution des ressources pour répondre aux besoins de cette étape fondamentale qui permettrait à tous les citoyens de bénéficier de programmes culturels, où qu’ils se trouvent sur le territoire de la république, de manière équitable, pour plus de décentralisation et de juste équilibre en matière de créations artistiques soutenues par l’Etat.
Il ne faut pas oublier que 70% des fonctionnaires, cadres et ouvriers se concentrent dans la capitale et sa banlieue, alors que les maisons de culture demeurent vides et manquent d’équipements, de ressources matérielles, de cadres et de programmes.
La diminution entre 2017 et 2018
La perte ainsi enregistrée pour les ressources de la culture est estimée à 23 MDT, en regard de l’augmentation relative du budget global de l’Etat tunisien. Cela en admettant que les ressources pour la culture de 2017 soient reconduites. Nous n’avons pas demandé la discrimination positive souhaitée. Cet écart, s’il s’appliquait, permettrait un grand apport, s’il était consacré à financer plusieurs secteurs de production, tels que le théâtre, le cinéma, la musique, la danse, les arts plastiques, le patrimoine et l’animation culturelle, surtout pour les maisons de culture, les médiathèques et les festivals régionaux et locaux.
La détérioration visible
Il ressort clairement de ce budget que certaines institutions sont visées et que les dépenses des allocations destinées aux entreprises publiques non soumises à la comptabilité publique sont grevées de 392.000DT, puisque de 25.247.000DT en 2017, elles régressent à 24.835.000DT en 2018.
En effet, le Centre culturel international de Hammamet (CCIH) a été délesté de pas moins de 1,245 MDT, dont 1,222 MDT au titre d’interventions publiques, ce qui représente 63% de son budget de 2017. Ceci signifie purement et simplement la paralysie de ses activités, tout en payant les salaires de tous les employés dans le cadre de son budget de fonctionnement ! Autant «fermer boutique», qui plus est avec les deniers de l’Etat.
Il semblerait que cette institution soit punie de ne pas avoir cessé de progresser et de proposer des programmes de qualité, attirant les jeunes et s’intégrant dans la dynamique sociale et culturelle du gouvernorat de Nabeul, tout en rayonnant au niveau mondial, honorant la Tunisie et rehaussant son image. Cette institution culturelle aurait mérité tout l’appui et le soutien de son ministère de tutelle !
La privation du théâtre amateur des 350.000DT alloués en 2017 donne à penser que ce secteur est indésirable et que l’implication des jeunes dans la création ne compte pas pour le MAC…
De même, la diminution de 15% sur les maigres 110.000DT consacrés aux stages et à la formation en 2017 jette les employés de la formation continue et du recyclage dans le désarroi. En effet, cette diminution réduit à 11 DT par an et par agent les dépenses de formation de 8.548 cadres, employés et ouvriers toutes catégories affectés au recyclage et à la formation continue dédiée à la remise à niveau et au développement des compétences. Cela ne peut que perpétuer l’exclusion habituelle du reste des animateurs et artistes, privés de ce droit parce que considérés comme des citoyens de seconde zone car ne faisant pas partie de la fonction publique.
Les secteurs entre statu quo et augmentations insignifiantes
Le projet de budget prévoit une diminution de 1 MDT des interventions publiques dans le domaine des arts.
Par le biais des mécanismes d’interventions publiques, les secteurs de la culture pourraient offrir du travail de manière stable à pas moins de 40.000 professionnels de la culture.
Cependant, l’Etat préfère réserver 190 MDDT pour payer les salaires de 8.500 cadres, employés et ouvriers, et octroyer seulement 10 MDT pour les 40.000 professionnels qui vivent dans des conditions précaires de chômage, de pauvreté et de sentiment d’impuissance… Et qui, surtout, sont la justification de l’existence même des 8.500 fonctionnaires.
1- Le cinéma
Le cinéma tunisien brille dans les manifestations nationales et surtout internationales et a récolté plusieurs prix au cours des quatre dernières années, à Berlin, à Venise, à Cannes et dans d’autres grands festivals internationaux.
Tout ce succès n’a pas suffi à convaincre les autorités culturelles de lui consacrer l’équivalent du montant d’un «film d’un jeune réalisateur français». Malgré la croissance du rythme de production des films et la qualité accumulée, les subventions sont restées très faibles. L’augmentation de 2 MDT ne couvre du reste pas le montant dû aux films tournés en 2017.
Le Centre national du cinéma et de l’image (CNCI) n’a pas pu honorer ses engagements pour le financement des films tournés en 2017. Ce problème se reproduira tant qu’il n’y aura pas augmentation des budgets de production cinématographique pour les prochaines années de façon étudiée sur la base d’objectifs clairs et des études scientifiques. Ce qui aura sans doute pour conséquence de nuire à l’essor actuel du cinéma tunisien.
Cela sans considérer le peu de moyens alloués à la distribution cinématographique et à la préservation des salles de cinéma ainsi qu’au rôle efficace de la société civile dans le domaine du cinéma, secteur qui bénéficie d’une aide financière insignifiante, handicapant ses efforts pour jouer pleinement son rôle que l’institution publique ne peut assurer.
2- Le théâtre
Une seule entreprise travaille dans des conditions correctes. Ce que nous apprécions. Mais il aurait fallu aligner toutes les entreprises théâtrales publiques et privées sur cette institution qui accapare la part du lion et bénéficie du double du financement réservé aux 6 centres des arts dramatiques et scéniques sur tout le territoire de la république. Centres qui travaillent pratiquement dans l’illégalité. Depuis une cinquantaine d’années, ils sont, à ce jour, toujours sans existence légale, l’Etat et tous les gouvernements successifs avant et après la révolution ayant échoué à leur trouver une solution.
Il existe plus de 250 entreprises privées de production et de distribution et plus de 300 associations qui ont été pratiquement inactives pendant plus de 6 mois en 2017. Ceci est dû à l’épuisement des financements depuis le mois de mai 2017, et cela au su de tous les cadres du ministère. Par nécessité, 400.000DT ont été engagés sur le budget de distribution de 2018.
Les nombreuses correspondances et réunions avec le ministre et les responsables des directions du théâtre et de la DAF au ministère n’ont servi à rien. Sans parler des propositions faites concernant la mise en place d’un financement complémentaire en 2017 pour le théâtre, d’un projet de budget pour financer la production selon les besoins des régions et des structures d’animations dans un cadre travail qui respecte les artistes et garantisse leur dignité et leurs droits. C’est-à-dire un minimum d’une centaine de productions annuelles financées à un taux de 70% par l’Etat, ce qui équivaut à une moyenne de 50.000 DT pour une seule production.
Ainsi, les subventions honnêtes demandées pour le soutien à la production théâtrale sont-elles estimées à 5 MDT, un montant en mesure de faire travailler 1000 artistes et techniciens parmi les professionnels des arts dramatiques.
Et pour la distribution de ces productions dans le cadre de l’animation culturelle et des festivals à l’intérieur du pays, et sur la base de l’outil de sélection des spectacles de théâtre, et le besoin pour les maisons de culture d’une programmation annuelle de pas moins de 10 spectacles, il aurait fallu distribuer 4000 représentations d’une moyenne de 2000 DT par représentation, ce qui nous donne un total de 8 MDT.
Augmenter le budget d’aide au théâtre amateur qui a vu son montant diminué de moitié par rapport à 2017.
Il n’y a pas eu d’augmentation pour ce secteur au niveau de l’intervention publique, qui a pourtant besoin du plus de financement. Bien au contraire, on a relevé un écart de 668.000 DT, amputés des dépenses des interventions publiques dans le domaine du théâtre.
3- La musique
Le budget de la production musicale a été amputé de 90.000 DT d’un total de 400.000 DT, qui est déjà un montant dérisoire, insuffisant pour répondre aux besoins d’une nouvelle génération d’artistes, diplômés des instituts supérieurs ou venus d’autres horizons. Des jeunes qui ont donné la preuve de leur créativité appréciée lors des Journées musicales de Carthage et qui se sont distingués dans d’autres manifestations nationales et internationales.
La diffusion des œuvres musicales a stagné sur le même montant 2017, sachant qu’il ne répond pas aux demandes régionales et aux manifestations et festivals nationaux. Il est impératif de revoir l’aide à la production et l’aide à la diffusion selon les ambitions des artistes et les attentes des citoyens dans toutes les régions.
4- La danse
Les créations chorégraphiques ont perdu 50.000DT, sur un total ridiculement bas de 250.000DT alloué en 2017 pour l’aide à la production, montant qui ne répondait déjà pas aux attentes des créateurs et artistes dans ce domaine.
Par ailleurs, il est important de souligner que le montant de l’aide à la diffusion chorégraphique n’est jamais clairement annoncé car mélangé à celui de la musique et géré par une commission nommée par la Direction de la musique et de la danse (DMD) et composée, à une très large majorité, de musiciens (1 danseur pour 5 musiciens). Comme par ailleurs la DMD elle-même.
Sans parler de l’absence endémique et totale de budget et de structures pour la formation professionnelle.
De plus, il est important de savoir que le multiple du budget de la danse sera alloué à la seule Unité de gestion par objectif créée pour la Cité de la Culture de Tunis. Ce qui enlèvera à la création indépendante sa permanence et sa continuité en dehors de ladite cité. Cela aura comme conséquence de pousser les jeunes et moins jeunes à jeter l’éponge ou à immigrer.
5- Les arts plastiques
Cette activité ne coûte pas beaucoup à l’Etat, qui ne fait que des acquisitions des travaux des artistes plasticiens pour enrichir sa collection et ses musées et embellir, voire «décorer » ses institutions.
Les artistes plasticiens travaillent jour et nuit sans salaire et leur rêve est de vendre un tableau ou une œuvre artistique à l’Etat. Les priver d’une augmentation à la hauteur de leurs efforts et de leur créativité et à l’augmentation de leur nombre, est tout simplement inacceptable. Le MAC a daigné leur accorder une enveloppe de 100.000DT !!
6- L’action culturelle
C’est le point nodal. Ce secteur sensible est l’avenir de la culture et l’indicateur de la distribution équitable des arts et du respect de la Constitution de 2014.
Le préjudice s’aggrave car le budget diminue de 63.465 DT pour les dépenses de fonctionnement. C’est un signe d’abandon de ce noyau important le plus proche du citoyen, et de 16.559.000DT pour le budget de développement, en présence d’infrastructures qui ont besoin de mise à niveau et d’acquisition d’équipements modernes pour que ce secteur rayonne et joue pleinement son rôle.
7- Le patrimoine
Une amputation du budget 2018 d’environ 2 MDT, au moment où l’on veut faire inscrire le Chott El-Jérid et la Table de Jugurtha sur la liste du patrimoine mondial ! A part, bien sûr, investir dans le tourisme culturel et le développement de manière générale.
8- Le livre et la lecture
Le budget du livre et de la lecture bénéficie d’une augmentation sensible d’un montant de 4,5 MDT (fonctionnement et développement). Nous espérons que ce montant sera dépensé dans le domaine du livre et l’animation des médiathèques modernes, bien que les interventions publiques aient été diminuées de 121.000DT dans le projet du nouveau budget.
Il est important de relever que l’Etat continue à construire des bibliothèques dans les régions sur le modèle des bibliothèques des années soixante, comme s’il s’agissait d’un grief contre la révolution numérique et d’un mépris pour les citoyens tunisiens, surtout les jeunes.
9- Les festivals et les manifestations culturelles
Le budget des festivals a connu une légère diminution de 28.500 DT. C’est très significatif d’une volonté de désengagement vis-à-vis des petits festivals, livrés à eux-mêmes, tout en continuant à tout miser sur les grands festivals, sans considération pour les régions et pour le principe constitutionnel de la décentralisation.
10- L’architecture
Les dépenses relatives à l’architecture ont progressé de 129% entre 2017 et 2018. C’est une progression que l’on aimerait voir dans les infrastructures des institutions culturelles, surtout dans les régions et les localités.
11- Les associations et les centres culturels privés
C’est le maillon faible dans le budget du MAC. En effet, 1.900.000 DT ont été alloués à plus de 2000 associations, dont certaines sont en activité depuis plus de cinq décennies, soit une moyenne de moins de 1000 DT pour chaque association. Nous sommes loin du soutien à la société civile culturelle et au partenariat ! Pourquoi privons-nous la culture d’une armée de volontaires au travail organisé et structuré à même d’apporter un plus qualitatif? Pourquoi le MAC déconsidère-t-il des associations privées d’appui?
12- Le fonds de développement culturel
Le montant est resté identique. Pour cause : la non-consommation des premiers crédits estimés à 6 MDT, puis 5, avant de se stabiliser à 4, bien que, paradoxalement, les bonnes demandes soient refusées depuis des années.
L’amélioration continue
La poursuite des orientations bureaucratiques de l’emploi, alors que la création pourrait, à travers les subventions de l’Etat, employer quatre fois plus d’agents permanents avec le quart des crédits alloués qui ont augmenté de 11,298 MDT, soit une augmentation qui équivaut aux crédits alloués à tous les arts réunis. C’est une augmentation record qui a atteint les 10% pour la plus grande rubrique du budget, dépassant les 54% de tous les crédits de la culture et atteignant pour 2018 les 140,897MDT, sans compter les dépenses de fonctionnement qui les concernent et relatives aux voitures, fournitures bureautiques, carburant, et autres dépenses d’un montant de 10,103MDT.
Les nouveautés dans le budget de 2018
– 10 MDT pour les nouveaux programmes des cités de la culture, des cités de la littérature et du livre, dont 5 MDT qui seront libérés en 2018.
– 15 MDT sont alloués au Fonds de lutte contre le terrorisme, dont on n’a dépensé que 6,188MDT jusqu’à fin 2016. Les 8,812MDT restants n’ont pas été dépensés en 2017.
– Qu’en est-il de la participation aux fonds Internationaux de coproduction cinématographique, d’un montant de 1,6MDT, dont 400.000 DT pour 2018 ?
* Animateur et producteur culturel.
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