La principale erreur de la diplomatie économique tunisienne actuelle réside dans le fait d’avoir conclu des accords de libre échange sans coordination avec les départements de l’économie réelle du pays et sans prendre en considération les priorités réelles du pays.
Par Khémaies Krimi
Sévèrement critiqués, depuis des années, par les médias pour de sérieux manquements, les responsables de la diplomatie économique tunisienne ont mis à profit la 36e Conférence annuelle des chefs de missions diplomatiques permanents et consulaires (23-31 juillet 2018) pour attester du contraire et prouver qu’ils font assez et même trop. Ce qui a fait dire à Khémaies Jhinaoui, ministre des Affaires étrangères que «l’année 2018 a été par excellence l’année de la diplomatie économique».
Enumérant les actions accomplies au cours de cet exercice, Hatem Ferjani, secrétaire d’Etat chargé de la Diplomatie économique, a cité, particulièrement, la promotion de la coopération économique et commerciale avec plusieurs groupements économiques du monde et des marchés émergents.
Des opportunités existent aux quatre coins du monde
Avec l’Afrique, il s’est attardé sur l’obtention de la Tunisie du statut d’observateur à la Communauté des états d’Afrique de l’ouest (Cedeao), la signature au mois de mars 2018, de la convention relative à la création de la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf) et l’adhésion, le 18 juillet 2018, en tant que membre au Marché commun de l’Afrique orientale et australe (Comesa).
Toujours à propos de l’Afrique, il a évoqué également l’organisation de plusieurs missions économiques dans plusieurs pays subsahariens, qui ont été sanctionnées par la signature 40 conventions et mémorandums d’entente, ainsi que le renforcement du réseau de la représentation diplomatique en Afrique, par l’ouverture d’une nouvelle ambassade à Nairobi (Kenya) et de deux représentations commerciales au Cameron et à la République démocratique du Congo (RDC).
Avec l’Asie, le secrétaire d’Etat a rappelé l’adhésion officielle de la Tunisie à l’initiative de «La ceinture économique de la route de la soie». Cette adhésion ne manquera pas d’ouvrir de nouvelles perspectives à la coopération entre la Tunisie d’une part, la Chine et les pays de cette zone, d’autre part.
Avec l’Europe, la diplomatie économique a innové en portant, pour la première fois, de l’intérêt à ce qu’elle appelle «la coopération décentralisée de l’Union européenne» et à l’amélioration de l’image de la Tunisie comme destination touristique.
Dans cette optique, la diplomatie économique s’est employée à explorer les opportunités de coopération avec les groupements régionaux de l’UE, à l’instar des pays du Benelux (Belgique, Pays-Bas, Luxembourg) et des pays du groupe Visegrad (Hongrie, Pologne, Tchéquie, Slovaquie).
Un effort a été déployé par la diplomatie tunisienne aux fins de convaincre plusieurs pays européens de la nécessité de lever les restrictions de voyage vers la Tunisie, de sortir la Tunisie des mauvais classements (inscription sur la liste des paradis fiscaux ou celle des pays exposés au blanchiment d’argent et au financement du terrorisme), et de convertir une grande partie de la dette de pays européens en investissements.
Avec l’Amérique latine, le secrétaire d’Etat a évoqué le démarrage, en avril 2018, au Brésil, de négociations directes en vue de conclure une convention de libre échange entre la Tunisie et le Marché commun de l’Amérique du Sud (Mercosur).
Parallèlement à ces actions plus ou moins concrètes, les responsables de la diplomatie économique ont sillonné le monde pour, disent-ils, promouvoir l’image de la Tunisie et explorer des débouchés pour ses produits. Ainsi, ont-ils été en Malaisie, à Singapour, en Thaïlande, à Tatarstan (10e sommet économique Russie-monde islamique) et ailleurs…
Les opérateurs économiques sont-ils capables d’exploiter ces opportunités ?
Par-delà ces pérégrinations dignes de celles de l’explorateur et voyageur berbère Ibn Batouta, la question est de se demander si les responsables de la diplomatie économique, qui sont tenus, en principe, par l’obligation des résultats, avaient réfléchi sur les chances d’aboutissement, voire du succès de l’ensemble de ces accords et contacts.
Pour se déresponsabiliser de cette charge, ces derniers ont prévu une réponse claire : ils ont accompli leur job, c’est du moins ce qu’ils pensent, et c’est aux opérateurs économiques de les relayer, d’exploiter les opportunités identifiées, de les valoriser et de prendre des risques s’il le faut.
Nous tenons, cependant, à leur rappeler que, dans un pays organisé qui se respecte, les choses ne se passent pas de la sorte. La diplomatie économique tunisienne n’est pas un bantoustan. Elle évolue dans un contexte qui devait être en principe cohérent, voire dans le cadre d’un gouvernement homogène, et se doit, dans un souci d’efficience, de coordonner avec le reste des départements ministériels et des acteurs économiques.
On ne manquera pas de nous dire qu’un accord de partenariat a été signé, le 30 juillet 2018, entre le ministre des Affaires étrangères, Khemaies Jhinaoui et Samir Majoul, président de l’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat (Utica) dans le but justement de promouvoir, en coordination, la diplomatie économique de la Tunisie.
On ne peut, malheureusement, pas s’interdire de signaler l’inefficience de cet accord en ce sens où si la diplomatie économique ne sert pas en principe les opérateurs économiques à quoi servirait-elle alors? En d’autres termes, a-t-elle vraiment besoin de tels accords pour le prouver ? Et ce n’est pas tout, cette diplomatie économique a-t-elle vraiment une idée claire de la capacité du patronat tunisienne de conquérir ces nouveaux marchés, un patronat réputé pour être plus un cartel surprotégé aux intérêts bien établis dans le pays qu’une communauté d’entrepreneurs soucieux de conquérir des marchés hors de la Tunisie?
Pour preuve, quant le ministre des Affaires étrangères avait annoncé, le 18 juillet 2018, l’adhésion de la Tunisie marché commun de l’Afrique orientale et australe (Comesa), un marché de 520 millions de consommateurs et au PIB de l’ordre de 755 milliards de dollars, aucune organisation patronale tunisienne (Utica, Conect, Conseil des Affaires tuniso-africain…) n’a réagi ni négativement, ni positivement. Les patrons tunisiens ont reçu comme n’importe quel citoyen l’information dans l’indifférence la plus totale. Cela signifie, à priori, que ce marché germanophone et anglophone n’est d’aucun intérêt pour nos opérateurs économiques.
Ce n’est d’ailleurs pas par hasard que la seule et la première structure qui a salué l’accord est la Chambre mixte tuniso-allemande (AHK). Et cela se comprend parfaitement. Ce marché ne manquera d’ouvrir de nouvelles perspectives aux entreprises off shore allemandes implantées en Tunisie et qui utilisent notre pays comme un marché relais. C’est une véritable aubaine pour elles, et pour d’autres filiales de multinationales installées dans le pays surtout si la Tunisie signe en accompagnement de son adhésion avec le Comesa un accord sur la non double imposition.
Trois priorités à portée de main
Cela pour dire que l’erreur de la diplomatie économique actuelle réside dans le fait d’avoir conclu des accords de libre échange sans coordination avec les départements de l’économie réelle du pays et sans prendre en considération les priorités du pays en la matière.
Intervenant sur le premier point dans le cadre de la 25e université d’été de l’Association Mohamed Ali Hammi à Hammamet, Ridha Mosbah, ancien ministre de l’Industrie et de l’Artisanat au temps de Ben Ali et négociateur en chef pour la partie tunisienne de l’Accord de libre échange complet et approfondi (Aleca) avec l’Union européenne au temps du gouvernement de Habib Essid, après la révolution, a suggéré de mettre au point et en amont des stratégies industrielles cohérentes avant de s’engager dans des accords de libre échange. L’ancien ministre fait apparemment allusion à l’impact négatif que subit, actuellement, l’économie tunisienne par l’effet de l’inondation du marché tunisien par de produits compétitifs importés dans le cadre d’accords de libre échange conclus par la Tunisie sans études d’impact préalables. Cas de presque tous les accords conclus au triple plan bilatéral (avec la Turquie), régional (avec l’Union européenne) et multilatéral (OMC, Chine, Russie…).
Quant aux priorités que la diplomatie économique a intérêt à cibler, elles seraient au nombre de trois.
La première consiste à concentrer ses efforts sur la conquête des deux marchés voisins : la Libye et l’Algérie, pas encore vraiment acquis et qui posent de nombreux problèmes.
La deuxième serait de se démener pour placer, moyennant, une formation complémentaire ciblée et dans le cadre d’une émigration de qualité organisée, les 200.000 diplômés chômeurs dans des pays demandeurs. Il suffit de naviguer sur le net pour se rendre compte que tous les pays industrialisés du monde sont demandeurs.
La troisième porte sur l’effort à fournir pour organiser, au profit de filiales de multinationales implantées dans le pays, des visites encadrées en vue de les informer des opportunités d’investissements dans l’arrière-pays, décrété zone de développement prioritaire.
En somme, nous sommes persuadés que la diplomatie économique ne peut connaître de vrais succès que si elle s’appuie sur une action de proximité et sur une production nationale agricole, industrielle et de services excédentaire et compétitive. C’est le cas, actuellement, du tourisme, des industries extractives (phosphate), de l’enseignement supérieur et du tourisme médical.
Nous ne le dirons jamais assez, avant de conclure des accords de libre échange – remis en cause ces derniers temps par les Etats-Unis, censés être des champions du libre échangisme – il nous semble indispensable de s’assurer, en amont, que le pays dispose réellement d’un excédent de production régulier à exporter.
Diplomatie économique : Accord entre les Affaires étrangères et l’Utica
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