Huit ans après la révolution du 14 janvier 2011, qui a donné tant d’espoir aux Tunisiens, la Tunisie connaît des difficultés encore plus grandes qu’elle n’a connues avant la chute du régime de Ben Ali. Le pays, bloqué, fait du surplace. Pourtant des solutions existent…
Par Hedi Sraieb *
Rome ne s’est pas faite en un jour… dit l’adage, toujours aussi pertinent. Le pays depuis 2011 – et pour reprendre aussi une métaphore facile – traverse une zone de turbulences, avec de nombreux trous d’air, et la tenue d’un cap mal assuré.
Pour dire les choses autrement, force est de constater qu’après l’immense moment d’enthousiasme, les dures réalités sont revenues s’imposer et se rappeler au bon souvenir que tous ceux qui pensaient que désormais tout était possible !
C’était sans compter sur les pesanteurs sociologiques, le legs de pratiques politiques, et les obstacles réels comme figurés pour construire une nouvelle concorde nationale.
Il n’est pas dans notre propos de «refaire l’histoire», les spécialistes des sciences sociales au premier rang desquels se trouvent les historiens, auront tout loisir tant la matière première est abondante, de décrypter à froid, événements et épisodes cruciaux qui ont jalonné ces huit années. Plus modestement, nous voudrions insister sur quelques phénomènes récurrents à toutes les révolutions que résume de manière fulgurante A Gramsci : «Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres» (‘‘Les Cahiers de Prison’’).
Le peuple a perdu confiance dans les institutions et la conduite des affaires
Qui avait mesuré le degré de détresse de fractions entières de la population, et par là, prédit l’impatience exaspérée et fiévreuse? Qui pouvait, en effet, se douter et avoir anticipé un ancrage social aussi puissant de la mouvance islamiste et ses satellites nihilistes et violents?
Depuis, l’unité nationale est vacillante en dépit des proclamations réitérées de pure forme. L’autorité de l’Etat mise à mal et chancelante nonobstant les rodomontades offusquées. Une administration qui semblait tenir debout mais qui depuis se réfugie dans ses prérogatives tatillonnes et paperassières. Mais bien pire, le pays connaît une dérive récessive sociale et économique sans précédents. Mêmes les couches sociales et professionnelles les mieux loties et les mieux armées pour affronter l’adversité entrent pour ainsi dire en sédition. La vulgate dit «tout fout le camp».
Le paradoxe majeur et incontournable, est et restera pour un temps, les turpitudes protéiformes de la sphère politique. Jamais au grand jamais, les plus avisés et les plus clairvoyants que dire des gens du commun n’auraient pu imaginer les incongruités, les aberrations par lesquelles nous font passer toute la gente politique dans sa diversité. À un point tel que cela pourrait en devenir loufoque et risible si ce n’était pas aussi grave et lourd de conséquences. Le peuple a perdu confiance. Confiance dans les institutions, dans la conduite des affaires… dans à peu près tout qui fait le ciment du vivre ensemble.
Des franges entières, du haut jusqu’en bas de l’édifice social, versent dans un scepticisme teinté de fatalisme dont on observe les formes les plus immédiates: repli sur soi et sur ses proches, corporatisme exacerbé, incivisme éhonté. J’en passe et des meilleures !!!
Pas l’ombre d’une idée neuve, on reconduit les mêmes recettes réchauffées
Jamais ce que l’on nomme couramment «le Politique» ne sera tombé aussi bas. Nomadisme et absentéisme parlementaire, querelles puériles et mesquines entre les deux têtes de l’exécutif pourtant aux périmètres de responsabilité et de décision distincts. On mériterait mieux que ça ! Côté forces politiques censées produire des options politiques alternatives, c’est pire encore ! Pas l’ombre d’une idée neuve ! Pas la moindre réactivité délibérée énergique et opiniâtre à sortir de l’impasse dans laquelle le pays s’enferme. Reconduire les mêmes recettes réchauffées, ne mène nulle part !
Un spectacle désopilant s’il n’était pas aussi pathétique et tragique. Un chef d’Etat qui tente de pousser dehors son propre poulain qu’il ne semble plus apprécier. Un Premier ministre qui donne des gages dans sa loi de finances en vue des prochaines élections. Des partis frères ennemis, dominants la scène politique, qui s’observent, se testent et s’invectivent mais prêts selon toute vraisemblance à reconduire la même formule dite d’unité nationale. Une voie pourtant sans issue !
Ce désastreux, funeste et misérable «consensus national» risque fort de renaître de ses cendres pour le malheur du plus grand nombre. L’UGTT campe sur son corporatisme et se contente de compter les points !
Existe-t-il une porte de sortie, fût-elle étroite, éprouvante et préjudiciable pour certains plus que pour d’autres ? Oui sans la moindre hésitation car c’est la loi du genre ! La politique est une affaire de choix, pas toujours aussi largement plébiscitée qu’on veut nous le faire croire.
Consolider les prélèvements fiscaux et réorienter les allocations des ressources
Il y a bien encore quelques optimistes, peu nombreux et en réalité sans voix. Ils s’échinent à proposer des mesures partielles ou conjoncturelles qui misent bout à bout pourraient constituer les prémisses d’un nouvel élan :
– économiser des devises en réduisant les importations non prioritaires;
– rendre l’impôt sur le revenu plus progressif comme il l’était avant 1986;
– moduler l’impôt sur les sociétés en fonction de leur contribution globale à l’économie (emplois, salaires, valeur ajoutée);
– moduler les taux d’intérêt bancaires par bonification afin de favoriser les secteurs vitaux et stratégiques; introduire une fiscalité locale digne de ce nom et plus en concordance avec les besoins considérables des nouvelles municipalités (impôt foncier et locatif);
– geler progressivement l’ouverture de nouvelles franchises et de nouvelles grandes surfaces;
– mettre en œuvre une démarche similaire à la loi Foreign Account Tax Compliance (Fatca), une procédure de lutte contre l’évasion fiscale qui oblige les institutions financières à déclarer les citoyens résidents à l’étranger auprès de l’administration fiscale tunisienne. Les conventions bilatérales de non double imposition continueraient à fonctionner comme à l’habitude tant que le montant d’impôt réglé dans le pays de résidence reste supérieur à celui qui lui serait exigé en Tunisie. Cela ne vaut bien évidement que pour des montants importants dépassant 250.000 €. Une sorte donc d’extraterritorialité de la législation fiscale tunisienne à l’américaine.
Des mesures qui sous-tendues par la généralisation de la déclaration de revenus et de patrimoine à l’ensemble des citoyens, couplée à l’interdiction de toute transaction en espèces supérieure à 5.000DT, sous l’égide d’un Trésor Public considérablement renforcé en termes d’effectifs spécialisés et de moyens alloués… devraient dans un délai relativement bref élargir l’assiette fiscale et renforcer les recettes de l’Etat. Une réforme structurelle, par ailleurs dont il est assez peu question !!!
Il conviendrait également et à l’issue de cette phase de consolidation des prélèvements fiscaux, de réorienter la logique d’affectation et d’allocation des ressources. Jusqu’ici et en raison même de la faiblesse endémique de ses moyens, l’Etat a surtout agit au travers d’incitations fiscales. Avec des recettes accrues, les dépenses d’investissement (marchés publics titre II) pourraient significativement contribuer à une nouvelle dynamique de croissance. Elles auraient par ailleurs un effet d’entrainement sur l’investissement privé comme en témoigne notre histoire économique…
Il va sans dire que tout ceci n’est envisageable que sous l’hypothèse primordiale d’une recomposition des forces politiques. Si d’aventure le duo Nidaa-Ennahdha devait être reconduit à la conduite des affaires du pays, nous assisterons probablement à cette fuite en avant que nous connaissons.
Les élections générales de 2019 avancent à grands pas. Réserveront-elles de vraies surprises ?
Peut-être faudrait-il rappeler ici un enseignement incontournable, une sorte de règle d’or : le pays ne s’est jamais mieux porté que lorsque son économie marchait sur ses deux jambes.
Croire et faire croire que le secteur privé pourrait à lui seul sortir le pays de sa crise est une contre-vérité, qui plus est dommageable et dangereuse…
* Docteur d’Etat en économie du développement.
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