Le «clash» ayant opposé récemment le rappeur Klay BBJ à la star de télévision Beya Zardi dépasse le cadre d’une discussion qui a mal tourné : il prouve l’existence, aujourd’hui, de deux Tunisie qui n’ont plus grand-chose en commun et peinent à s’accepter et à cohabiter à défaut de pouvoir vivre ensemble.
Par Mohamed Sadok Lejri *
Je viens d’écouter la chanson rap qu’a consacrée Klay BBJ à Beya Zardi, ensuite je suis remonté à l’émission d’El Hiwar Ettounsi qui a mis le feu aux poudres. C’est du brutal. Beya Zardi défendait la mémoire de Bourguiba, tandis que le rappeur lui chantait pouilles. Par-delà les conséquences juridiques qui pourraient en résulter, je pense que l’on aurait grand tort de traiter dédaigneusement cet incident de «futilité». Il est vrai qu’il peut nous paraître, de prime abord, de faible importance, mais ce «clash» nous donne une idée du mal profond qui ronge la société tunisienne depuis longtemps : l’opposition de deux Tunisie. En effet, les Tunisiens refusent d’admettre qu’il existe, aujourd’hui, deux Tunisie qui n’ont plus grand-chose en commun.
La Tunisie apaisée et la Tunisie en colère
La chroniqueuse représente dans une certaine mesure cette petite bourgeoisie traditionnelle et citadine qui demeure attachée à la Tunisie de Bourguiba, c’est-à-dire une Tunisie bonne vivante, émancipée des archaïsmes du monde arabo-musulman et qui regarde d’un œil admiratif la France (et l’Occident d’une façon générale), mais qui se présente souvent sous un aspect prétentieux.
Le rappeur Klay BBJ, quant à lui, représente une Tunisie en colère et totalement aigrie, une Tunisie porteuse d’une haine latente qui n’attendait que la chute de la dictature pour se révéler au grand jour et s’épanouir. C’est une Tunisie rancunière et vindicative qui tente de châtier et d’humilier les gens sur lesquelles elle rejette la responsabilité de tous ses malheurs.
Les gens qui appartiennent à la Tunisie de Beya Zardi n’ont pas encore compris que la Tunisie de Klay BBJ a changé de paradigme. Cette dernière ne respecte plus les Tunisiens qu’on admirait hier, ceux à qui on voulait ressembler, à savoir les vieilles familles de Tunis, les Tunisiens cultivés et francophones, les gens qui agissent avec tact et courtoisie…
Même si elle fait semblant de l’être, la Tunisie de Klay BBJ n’est pas très imprégnée des vertus traditionnelles, telles que la méritocratie, l’honnêteté dans les situations les plus courantes de la vie quotidienne, le respect des aînés, la politesse à l’égard des femmes et la liste des vertus est encore longue.
La bourgeoisie traditionnelle dans l’impasse
À ces vertus qui peuvent lui paraître ringardes et superflues, voire incompréhensibles pour la Tunisie de Klay BBJ, du fait de ses origines sociales et géographiques, du fait qu’elle soit majoritairement issue de l’exode rural des dernières décennies, de nouvelles valeurs se sont substituées à celles de la bourgeoisie citadine et traditionnelle : bigoterie inspirée d’un certain extrémisme religieux provenant du Machreq et de la péninsule arabique, machisme brutal, exaltation d’une virilité caricaturale, culte de l’argent, célébrité à tout prix…
Nous sommes donc à la croisée des chemins. Tout n’est peut-être pas perdu. Mais si la Tunisie de Beya Zardi ne se réveille pas et ne se greffe pas une paire de couilles, elle risque fort de devenir un vieux souvenir jauni, si ce n’est «ci dija» le cas.
P.-S. : Vous pouvez remplacer le nom de Beya Zardi par Maya Ksouri, Olfa Youssef, Myriam Belkadhi, Meriem Dabbagh, etc., lesquelles représentent des fractions différentes de la bourgeoisie.
* Universitaire.
Donnez votre avis