La mise sous séquestre des biens de l’homme fort de l’armée algérienne dans les années 1990, pendant la crise provoquée par les islamistes, le général-major à la retraite Khaled Nezzar, en fuite en Espagne. L’interminable chute d’un pilier du système…
Par Hassen Zenati
Après avoir connu les sommets de la gloire militaire et du pouvoir, le général-major Khaled Nezzar, 83 ans, est en train de finir sa vie en exil, pourchassé par la justice algérienne, qui vient de mettre sous séquestre ses biens et ceux de sa famille, notamment son fils Lotfi Nezzar, lui aussi en fuite, après avoir été condamné à 20 ans de prison par défaut par un tribunal militaire, pour «complot contre l’armée».
Khaled Nezzar, qui a quitté l’Algérie en août 2019, libre, en toute discrétion, est depuis, ainsi que son fils, sous le coup d’un mandat d’arrêt international, dont l’exécution semble difficile à obtenir du pays d’asile.
Le dernier épisode de cette implacable descente aux enfers fait suite à des plaintes au civil de l’Autorité de régulation de la poste et des communications (ARPCE) et de la Direction générale des impôts. Elles concernent trois entreprises appartenant majoritairement à la famille Nezzar, selon le quotidien indépendant ‘‘Liberté’’ : Smart Link Com (SLC), spécialisée dans la fourniture de l’internet haut débit (un portefeuille de 700 entreprises algériennes et étrangères), Divona, spécialisée dans le commerce de matériels de télécommunication et SLH, investie dans l’agriculture saharienne (une palmeraie de plusieurs centaines d’hectares dans la région de Biskra).
Redevances, taxes, impôts impayés et avantages indus
Les plaintes portent sur des redevances, des taxes et des impôts impayés, ainsi que sur des «avantages indus» (abattements fiscaux), dont les montants n’ont pas été précisés, octroyés à ces entreprises. Les biens sous séquestre concernent par ailleurs la maison familiale de Khaled Nezzar dans le quartier ultra-sécurisé de Hydra et un terrain agricole de 20 hectares à Bouchaoui (ancien domaine de la Trappe, dans les environs d’Alger, appartenant à Henri Borgeaud, un des magnats de la colonisation française en Algérie.)
SLC avait dénoncé en juillet 2019 comme «éminemment politiques» les mesures prises à son encontre, avant d’être contrainte à mettre fin à ses activités, malgré une tentative de règlement à l’amiable qui a été rejetée. L’ARPCE a pris sa relève pour assurer à ses clients la continuité du service.
Militaire de carrière et de caractère, le général-major Khaled Nezzar a été le seul officier d’active de l’armée algérienne qui a occupé le portefeuille de ministre de la Défense (1990-1993), réservé de fait au chef de l’Etat, hormis le bref intermède du président Ahmed Ben Bella, qui avait pour ministre de la Défense le colonel Houari Boumédiene, à la sortie de la guerre de libération.
L’homme fort durant la période de la montée de l’islamisme
C’était durant la période agitée et trouble de l’émergence de l’islamisme politique, qui avait mis le Front islamique du salut (FIS), en confrontation directe et violente avec l’Etat. Le FIS qui avait disséminé des milliers de cellules actives à travers le pays, plaidait pour un Etat islamique, que l’armée, animée par Khaled Nezzar, rejetait formellement.
Le 11 janvier 1992, un groupe d’officiers supérieurs, surnommés depuis les «janvièristes», décidaient de franchir le Rubicon, en poussant le président Chadli Bendjédid à la démission et de le remplacer par un Haut Comité d’Etat (HCE). Présidé par Mohammed Boudiaf, un «historique» du FLN, tiré de son exil de Kénitra (Maroc), puis, après son assassinat dans des circonstances confuses, par le colonel de l’Armée de libération nationale (ALN), Ali Kafi, Khaled Nezzar y pesait de tout son poids de ministre de la Défense.
C’est le début de ce qu’on a appelé en Algérie la «tragédie nationale», la «décennie noire» ou la «décennie rouge», selon les obédiences politiques, et d’une lutte acharnée contre les islamistes, qui s’est soldée par quelque 200.000 morts. Marquée par de nombreux assassinats d’intellectuels, de journalistes et de femmes, ainsi que de nombreux massacres de populations civiles, elle s’est terminée par un «modus videndi» négocié par les Services de sécurité avec l’Armée islamique du salut (AIS – FIS) prévoyant la fin des opérations terroristes et la reddition des groupes armés, contre une amnistie en faveur des hommes de l’AIS, dont le mains ne seraient pas tachées de sang.
L’arrangement a provoqué des réticences au sein de l’armée, les «éradicateurs» s’opposant à toute concession aux islamistes armés, tandis que les «réconciliateurs» plaidaient en faveur d’une négociation pour une «solution consensuelle». Il reviendra au président Abdelaziz Bouteflika, rappelé d’exil en 1999, contre l’avis de Khaled Nezzar, de prendre ce virage politique, en décrétant une «concorde nationale», puis une «réconciliation nationale», assurant plusieurs avantages et leur réintégration dans la vie civile aux chefs islamistes qui ont déposé les armes et se sont rendus.
Retraité, l’«homme de l’ombre» continue à tirer les ficelles
Entre-temps, Khaled Nezzar, qui avait échappé de justesse, en février 1993, à un attentat au fourgon piégé au passage de son cortège pas loin de son domicile, sur son trajet vers le ministère de la Défense, a fait valoir ses droits à la retraite de l’armée et s’est retiré de toute activité politique pour rédiger ses mémoires et s’occuper de ses affaires familiales.
Pour ses adversaires, cependant, il sera resté, jusqu’à son récent départ d’Algérie, un «homme de l’ombre», engagé en politique, tirant les ficelles. C’est à ce titre qu’il fut condamné, en plein mouvement de contestation du «hirak», par le tribunal militaire de Blida à 20 ans de prison, sous le chef d’accusation de «complot contre l’armée». Avec le frère et conseiller de Abdelaziz Bouteflika, Saïd Bouteflika, et l’ancien directeur des services de renseignements le général-major Mohammed Médiène, alias Toufic, dit Rab Dzaïr (le Dieu d’Algérie), ils auraient tenté de faire congédier le chef d’état-major en titre le général de corps d’armée Ahmed Gaïd Salah, terrassé depuis d’une soudaine crise cardiaque.
De son lieu d’exil, Khaled Nezzar n’a cessé de bombarder ce dernier de tweets, le qualifiant de «machiavélique», «triste personnage», «militaire fruste et mégalomane», ou d’«individu brutal» ayant «un pois chiche dans la tête», allant jusqu’à appeler l’armée à faire «le ménage» dans leur rang, en le limogeant. Il l’accusait notamment d’avoir manipulé le président Bouteflika impotent l’assurant de son soutien pour qu’il brique un cinquième mandat présidentiel, avant de se retourner contre lui.
La longue marche vers le sommet
Né en 1937 à Sériana (Pasteur sous l’occupation française) près de Batna, dans le pays Chaoui, Khaled Nezzar commence sa carrière militaire dans les écoles préparatoires de l’armée française à Miliana, Koléa et Aix-en-Provence, avant de rejoindre l’école de Strasbourg, puis Saint-Mexant, où il accomplit sa formation de sous-officier. En 1957, il déserte l’armée française pour rejoindre l’ALN, où il assure notamment la formation de futurs officiers. En 1964, il intègre l’Académie militaire Frounze en URSS, puis en 1975, l’Ecole de Guerre de Paris pour parfaire sa formation d’officier d’état-major.
Après avoir dirigé plusieurs régions militaires, il fait une ascension remarquée sous la présidence de Chadli Bendjédid. Il est nommé successivement commandant des forces terrestres en 1986, puis chef d’état-major, un poste clé dans l’Armée nationale populaire (ANP), en 1988, avant d’accéder au ministère de la Défense, en 1990, avec pour mission de réduire le terrorisme et de mettre hors la loi le FIS. Il est secondé par d’autres «éradicateurs» de l’armée, notamment le général de corps d’armée Mohammed Lamari. Il est alors accusé de «crimes de guerre», d’«exécutions extra-judiciaires», d’«arrestations et de détentions arbitraires», par des officiers déserteurs, qu’il qualifie pour sa part d’«officiers félons». Ils mobilisent contre lui des ONG de défense des droits de l’homme en France et en Europe.
En 2001, il est ainsi interpellé à Genève sur dénonciation de l’ONG suisse Trial, alors qu’invoquant son immunité, il contestait la procédure ouverte à son encontre. En 2018, la procédure a été confirmée par le Tribunal fédéral après que l’affaire eut été classée par le parquet Suisse, ce qui ouvre la voie à une reprise du procès.
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