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Lotfi Abdelli ou quand l’humour devient nauséeux

C’est dans le contexte d’une certaine culture populaire, née d’une douteuse alchimie entre des émissions de télé sans consistance et frisant parfois la débilité mentale, des débats soporifiques et infructueux au sein du landerneau politique et d’une presse jaune au rabais, qu’émerge l’humour de Lotfi Abdelli, un produit rance, dégageant un remugle de moisi et d’odeur putride.

Par Adel Zouaoui *

Si on se réfère à François Rabelais (écrivain français de la renaissance), le rire est bel et bien le propre de l’homme. Cet aphorisme on nous l’avait asséné avant même que les scientifiques ne découvrent que les animaux rient aussi. Bien que le rire soit vraisemblablement un bien commun entre plusieurs créatures vivantes sur terre, celui de l’homme demeure néanmoins le plus complexe. Et pour cause, il est intrinsèquement lié à sa façon d’être de réfléchir, de se comporter et de se mouvoir.

Alors si on rit des uns et des autres, c’est de nous mêmes qu’on rit d’abord. Le rire nous permet de nous distancier. Il est le miroir à travers lequel on s’observe et on observe nos tares, nos travers, nos marottes, nos contradictions, mais aussi, le burlesque, l’absurde et l’incongru qui sont en nous, nous autres êtres humains.

Le rire se révèle aussi pareil à un antidote, quasi instinctif, contre la morosité et l’ennui. Une échappatoire psychologique indispensable, faute de quoi la cocotte explose.

Un humour douteux au ras des pâquerettes

Lors de son dernier one-man-show, l’humoriste Lotfi Abdelli s’est lâché comme à son habitude. Il a descendu sans pitié Abir Moussi, se demandant si la présidente du Parti destourien libre (PDL) et de son bloc parlementaire avait pris une douche pendant les sept jours de son sit-in à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), évoquant au passage, pour faire rire à ses dépens, une partie de sa lingerie intime.

Une plaisanterie au ras des pâquerettes qui a provoqué une vive polémique entre ceux qui se sont indignés et d’autres qui se sont amusés, voyant dans cette frasque un pas vers plus de liberté de parole.

Mais qu’en est-il exactement ?

Au fait, Lotfi Abdelli se mélange involontairement les pinceaux. Il est incapable vraisemblablement de distinguer entre l’humour et l’ironie. Car si l’humour est un jeu fin de l’esprit dont l’objectif est d’alléger notre vie en battant en neige les pesanteurs et les lourdeurs du quotidien; l’ironie, elle, vise à dessein à railler, brocarder, insulter, discréditer et somme toute rabaisser ad hominem.

L’humoriste no limit n’est jamais tombé aussi bas

Si l’humour se veut thérapeutique et salutaire à la fois, et s’il se veut aussi être, selon Boris Vian (écrivain, poète et chanteur français de la moitié du vingtième siècle), la politesse du désespoir; l’ironie, elle, est cruelle, cinglante, ne rechigne pas à blesser, à lacérer puisqu’elle claque comme un fouet. Elle verse souvent dans le lynchage des absents. Son objectif est celui de provoquer des rires veules, jaunes et complaisants puisqu’elle manque d’intelligence, surtout celle du cœur.

Ayant habitué son public à ce genre de simagrées, notre saltimbanque national perd à chaque spectacle les pédales. À l’évidence, il se laisse enfoncer dans la spirale de la surenchère. Et cette fois-ci il n’est jamais tombé aussi bas. Il a carrément touché le fond.

En a-t-il conscience? Loin s’en faut. Malgré la volée de bois vert qu’il a reçue de toutes parts, il ne s’en convainc pas et continue d’arguer que ses aficionados viendront encore plus nombreux pour se gargariser de ses performances. Il n’a pas tort pour autant. Puisque malgré la banalité et l’insipidité de ses saynètes au contenu machiste, le public, lui, biberonné à la médiocrité d’une manière subliminale, y trouve son compte et en redemande encore plus.

Le tsunami de la médiocrité emporte tout sur son passage

Mais au fait, Lotfi Abdelli n’est-il pas, lui-même, victime, de cette chienlit qui dézingue progressivement tous les secteurs de la vie publique? Au fait, son dernier spectacle n’est que la partie émergente de notre édifice culturel qui se craquelle chaque année un peu plus ? Qu’il est loin le temps où les mastodontes tels que Aly Ben Ayed, Tahar Guiga, Moncef Souissi, Chedly Klibi, Habib Boulares, pour ne citer que ceux la marquaient d’une pierre blanche notre vie culturelle. Même ceux qui résistent encore à l’usure de la médiocrité sont pareils à des Don Quichotte. Ils continuent à se battre désespérément contre des moulins à vent. Et pour cause, le tsunami de la médiocrité a emporté sur son passage, depuis la tristement célèbre Révolution du 14-Janvier 2011, tous les garde-fous de la morale, du beau et du bon goût, du rationnel, du savoir-faire et du savoir-vivre.

Aujourd’hui on se trouve assailli de toutes parts par une vulgarité abjecte et une laideur affligeante dont la culture populaire est à la fois le réceptacle et l’étendard. Laquelle culture, animée par des astres pâles, nous pollue et nous encrasse l’esprit chaque jour un peu plus. Comment pourrait-il d’ailleurs en être autrement, puisque cette même culture populaire est une conséquence directe d’une diabolique alchimie entre des émissions de télé sans consistance et sans saveur qui frisent parfois la débilité mentale, des débats soporifiques et infructueux au sein du landerneau politique et d’une presse jaune, au rabais.

Tous ces facteurs se sont imbriqués, se sont noués et se sont entremêlés dans un écheveau inextricable pour aboutir, en fin de course, à un abêtissement général et généralisé. Signe des temps, l’ignorance devient la norme, notre conception du bien et du mal, du beau et du laid, de l’excellent et du médiocre est bafoué, notre curiosité s’éteint et le fragile potentiel éducatif qu’on a reçue se défait chaque jour un peu plus. Mais qui s’en soucie vraiment, puisque la seule réussite qui compte aujourd’hui est celle mesurable à l’argent.

Un humour rance, dégageant un remugle de moisi et d’odeur putride

C’est dans ce contexte d’une culture populaire foncièrement marquée par un délabrement sans précédent qu’émerge le one-man-show de Lotfi Abdelli. Lequel se révèle un produit rance, dégageant un remugle de moisi et d’odeur putride, à l’instar de plusieurs autres produits prétendument culturels tels la chanson, la musique, le théâtre, ou encore les feuilletons et programmes télévisés.

Ce que Lotfi Abdelli ignore ou feint d’ignorer c’est que l’artiste se doit d’être un élévateur de conscience et l’art un purificateur des âmes. Il ne s’agit pas ici tant de défendre Abir Moussi, loin s’en faut, mais plutôt de défendre une certaine idée du rire et de l’humour. Ceux-là même doivent être constructifs et accepter des limites. Ils ne doivent ni agresser ni dévaloriser et ne surtout pas prêcher continuellement dans la vacuité.

Le rire intelligent somme toute se doit de nous faire réfléchir sur notre propre condition humaine. Car «le rire est une chose sérieuse avec laquelle il ne faut pas plaisanter», dixit Raymond Devos, un humoriste franco-belge d’un tout autre gabarit, intellectuel s’entend.

* Retraité de la Cité des Sciences de Tunis, ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique.

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