Ghannouchi ne s’est pas rendu récemment au Qatar pour demander des aides à la Tunisie, comme l’affirment ses sbires, mais pour défendre une orientation nouvelle de l’Organisation internationale des Frères musulmans, inspirée de l’expérience d’Ennahdha en Tunisie et fondée sur le dialogue entre toutes les forces politiques en présence dans la région. Le président d’Ennahdha sait que l’avenir de son parti en Tunisie dépend, dans une grande mesure, de la réinsertion des Frères musulmans égyptiens dans la scène politique régionale, et il s’y emploie avec force, avec l’ambition de devenir le leader de fait de l’Organisation internationale des Frères musulmans.
Par Hichem Cherif *
Le 11 avril 2021, Abdellatif Mekki affirmait : «Rached Ghannouchi est parti au Qatar à titre privé. Il ne faut pas oublier qu’il a une envergure internationale et des amis partout, il n’est pas un président de parti comme les autres et il ne s’est pas rendu au Qatar en sa qualité de chef d’Ennahdha ou de celle de président de l’Assemblée mais en tant que Rached Ghannouchi. Sa visite était donc personnelle mais avait pour objectif de servir le pays».
Dans ce cas, il a payé son voyage et son séjour par ses propres deniers et non aux frais du parti d’Ennahdha, comme l’avait laissé entendre, quelques jours auparavant, son acolyte Noureddine Bhiri quand il disait que «la visite du cheikh était dans le cadre de la diplomatie partisane» et dans ce cas c’est le parti d’Ennahdha qui l’a prise en charge.
Mais voilà que Maher Madhioub, l’assesseur du président du Parlement chargé de la communication, affirmait, de son côté, que Ghannouchi est prêt à rencontrer Abdelfattah Al-Sissi, assurant que le mouvement Ennahdha avait toujours prôné la réconciliation, soulignant que le mouvement n’avait aucun problème d’ordre idéologique avec l’Egypte. Dans ce contexte, il a indiqué que Ghannouchi était la personnalité politique la plus consciente des enjeux géopolitiques actuels.
Revirements et recompositions de la géopolitique régionale
Avec cette dernière déclaration, on s’approche davantage de la vérité pour considérer que la dernière visite de Ghannouchi au Qatar a été effectuée par un dirigeant de l’Organisation internationale des Frères musulmans soucieux de l’avenir du mouvement islamiste dans un contexte très changeant.
Résolu à rompre son isolement diplomatique, le président turc RecepTayyip Erdogan, longtemps présenté comme le parrain des mouvements islamistes, aux côtés du Qatar, s’est récemment lancé dans une offensive de charme en direction de l’Egypte, de l’Arabie saoudite et des Emirats arabes unis, avec lesquels les relations s’étaient considérablement dégradées ces dernières années. La première étape de cette tentative de normalisation est l’Egypte. C’est ainsi qu’une délégation du ministère turc des Affaires étrangères a entamé, mercredi 5 et jeudi 6 mai au Caire, des discussions avec des hauts responsables égyptiens.
Cette rencontre officielle est une première depuis le coup d’Etat de 2013 en Egypte, quand le président élu, Mohamed Morsi, a été renversé par l’armée et remplacé par le maréchal Abdelfattah Sissi. Connu pour ses sympathies envers le mouvement des Frères musulmans, classé «terroriste» au Caire, le président Erdogan avait alors pris fait et cause pour le président islamiste déchu, allant jusqu’à qualifier M. Sissi de «gangster».
«La Turquie et l’Egypte reviennent de très loin. Depuis 2013, il n’y a plus d’ambassadeurs ni à Ankara ni au Caire. Justement, les discussions menées actuellement visent à rétablir les relations diplomatiques. On va voir quelles concessions seront exigées», explique Franck Mermier, directeur de recherche au CNRS, actuellement à l’Institut français d’études anatoliennes (IFEA), à Istanbul.
Les autorités égyptiennes ont profité de cette ouverture pour transmettre à leurs homologues turcs la liste de leurs exigences, en onze points, allant du retrait des forces armées turques et de leurs supplétifs syriens de la Libye, à la restitution des zones occupées par l’armée turque dans le nord de la Syrie, en passant par l’expulsion des opposants syriens sympathisants des Frères musulmans qui ont trouvé refuge sur le sol turc.
«Ce rapprochement suscite l’inquiétude de la communauté égyptienne de Turquie, environ 30.000 personnes, des opposants pour la plupart, qui craignent d’en faire les frais. Certains Egyptiens installés en Turquie ont un statut précaire, avec de simples visas touristiques renouvelables», explique encore Franck Mermier.
Après le «printemps arabe» en 2011, Istanbul est devenu la capitale des médias arabes opposés à leurs gouvernements, notamment de médias égyptiens proches du mouvement des Frères musulmans, interdit en Egypte depuis 2013. Dès que le processus de normalisation turco-égyptien a été amorcé, en mars, Ankara a montré sa bonne volonté en sommant les médias égyptiens d’opposition installés à Istanbul de mettre un terme à leurs critiques à l’égard du président Sissi. Moataz Matar, animateur d’Al-Sharq, la chaîne égyptienne d’Istanbul, a dû mettre fin à son émission.
La nouvelle orientation «ghannouchienne» des Frères musulmans
Depuis la destitution du président Morsi, le mouvement des Frères musulmans traverse un «sombre tunnel». Ses dirigeants ont arrêté les trois axes de leur nouvelle orientation. Le premier consiste à «coopérer avec les fidèles parmi les enfants de la patrie» et à les unifier dans un «seul rang», ce qui signifie clairement l’acceptation des alliances. Le deuxième concerne l’affirmation par le mouvement de son «engagement à poursuivre le combat avec des mouvances honorables sur un pied d’égalité», ce qui signifie l’acceptation de coopérer avec les autres forces politiques dans le pays. Le troisième parle de la «création d’un Etat libre et fier», un «Etat civil, démocratique et moderne, qui choisit ses institutions et son président à travers des élections libres et transparentes et qui préserve l’indépendance de sa décision nationale ainsi que les richesses du pays».
Cette orientation s’accorde sur plusieurs points avec celle de la plupart des autres composantes de l’opposition démocratique en Egypte et vise à sortir les Frères musulmans de leur isolement sur le plan intérieur. Elle s’accorde aussi, et cela ne nous a pas échappé, avec celle des dirigeants du mouvement Ennahdha en Tunisie, depuis 2011.
Un document publié par Mohamed Ali Omar, membre des Frères musulmans et partisan de ce changement, évoque le changement pacifique du régime, la réalisation de la justice transitionnelle et de la réconciliation nationale dans le cadre d’un projet national inclusif qui regroupe l’ensemble des mouvances et des courants ainsi que la libération de tous les prisonniers politiques.
Une étape décisive qui requiert la coopération de toutes les forces
Dans une déclaration exclusive accordée à l’agence de presse turque Anadolu, Talaat Fahmi a affirmé : «Les Frères musulmans font partie intégrante de la société égyptienne, avec toutes ses franges et catégories. Ils ne se distinguent en rien. Ils ont les droits et les obligations de tous les Egyptiens. Le mouvement poursuivra le combat national avec tous les enfants honorables et libres de la patrie sur un pied d’égalité».
Pour souligner son attachement aux alliances avec d’autres forces politiques lors de la prochaine étape, Fahmi a indiqué que sa confrérie «estime avoir besoin de la coopération de tous les fidèles parmi les enfants de la patrie pour l’instauration d’un Etat démocratique, civil et moderne». «Les charges de la lutte nationale sont trop lourdes pour qu’un parti, un groupe ou un mouvement puisse l’assumer tout seul. Il s’agit d’une obligation et d’un devoir qui incombent à l’ensemble des Egyptiens sans exclusion ni distinction», a ajouté Fahmi.
Ces évolutions régionales prouvent s’il en est besoin que Ghannouchi ne s’est pas rendu au Qatar pour demander des aides à la Tunisie, comme l’affirment ses sbires, mais pour défendre cette nouvelle orientation des Frères musulmans, inspirée de l’expérience d’Ennahdha en Tunisie. Car le chef islamiste tunisien sait que l’avenir de la filiale tunisienne des Frères musulmans dépend, dans une grande mesure, de la réinsertion de cette mouvance dans la scène politique régionale, et notamment en Egypte, et il s’y emploie avec force, avec la secrète ambition de devenir, bientôt, le leader de fait de l’Organisation internationale des Frères musulmans.
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