Hier, jeudi 17 juin 2021, l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) a fait ce qu’on peut appeler un dérapage contrôlé en annonçant à quelques heures d’intervalle deux décisions complètement contradictoires, qui en disent long sur l’état d’esprit régnant au sein de cette centrale syndicale, qui a tellement pris goût à la politique que ses dirigeants, grisés par leur sentiment de puissance qu’ils tirent de… l’impuissance de la scène politique post 2011, ne savent plus où ils en sont.
Par Ridha Kefi
Donc, hier, aux alentours de midi, et en marge de la réunion de la Commission administrative de la centrale syndicale, à Hammamet, le secrétaire général adjoint Kamel Saâd a déclaré aux médias que ses camarades ont pris la décision de retirer au président de la république Kaïs Saïed l’initiative du «dialogue national», en expliquant que ce dernier était encore hésitant et déclarait souvent une chose puis son contraire et que c’est la centrale syndicale elle-même qui, comme une grande, se chargera désormais de l’organisation du dialogue espéré.
Quelques heures plus tard, coup de théâtre et retournement de situation, le communiqué officiel de la centrale issu de la réunion de la Commission administrative démentait totalement cette information, mettant ainsi Kamel Saâd dans l’embarras, et le mot est faible.
Cependant, on a du mal à imaginer que ce dernier ait inventé toute cette histoire, d’autant que l’annonce qu’il a faite a été précédée, quelques heures auparavant, par des critiques acerbes adressées par le secrétaire général de l’organisation, Noureddine Taboubi, et d’autres dirigeants de l’organisation au chef de l’Etat, pour avoir déclaré, la veille, en recevant d’anciens chefs de gouvernement, que les précédentes sessions du dialogue national – auxquelles, faut-il le rappeler, avait pris une part active l’UGTT – n’étaient pas vraiment des dialogues et n’avaient rien de national, car elles n’avaient servi qu’à reconduire le système politique en place, responsable à ses yeux de la crise générale actuelle dans le pays.
Les vraies raisons d’un revirement à 180 degrés
En fait, et à bien y réfléchir, M. Saâd a simplement fait état aux journalistes d’un débat qui se déroulait dans la salle de conférence et, sans doute aussi, d’une tendance forte qui se dessinait parmi ses camarades, sinon même d’une décision déjà prise et qu’il a peut-être commis l’erreur d’annoncer trop tôt.
En tout cas, cette annonce prématurée a servi de ballon d’essai et permis aux dirigeants de la centrale syndicale de mesurer le degré d’adhésion de leurs bases et de l’opinion publique en général à une telle décision, dont ils mesuraient la gravité et les conséquences prévisibles sur une vie politique déjà très tendue et fortement agitée.
M. Taboubi et ses camarades ne s’attendaient sans doute pas au tollé général que cette décision a provoqué et aux réactions très hostiles à l’UGTT et à son secrétaire général, accusés dans les réseaux sociaux de faire le jeu des lobbys de la corruption et du parti islamiste Ennahdha, auxquels, selon les plus virulentes attaques, ils n’ont cessé de servir la soupe, et ce depuis le fameux dialogue national de 2013, que la centrale avait conduit avec trois autres organisations, l’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat (Utica), l’Ordre national des avocats tunisiens (Onat) et la Ligue tunisienne de défense des droits de l’homme (LTDH), et qui a sorti le pays d’une grave crise politique et lui a épargné une guerre civile suite aux assassinats des deux dirigeants de gauche Chokri Belaid et Monhamed Brahmi, crimes attribués à des extrémistes religieux appartenant à la mouvance islamiste, sinon même à une nébuleuse Organisation secrète d’Ennahdha.
Ce dialogue national de 2013 – auquel le président Saïed ne pensait sans doute pas en disant qu’il avait dit, ayant gardé surtout à l’esprit ceux de 2016 et 2018, conduits par son prédécesseur feu Béji Caïd Essebsi – qui, rappelons-le, a valu à ses quatre organisations promotrices le Prix Nobel de la Paix en 2015, a été présenté par beaucoup de commentateurs comme une opération qui n’a finalement servi que le parti islamiste, qu’il a sauvé d’une déroute annoncée.
En effet, et à la faveur du consensus ainsi retrouvé, Ennahdha a réussi à régénérer ses forces, à manœuvrer pour se remettre au cœur du jeu politique, à faire promulguer, en 2014, par l’Assemblée nationale constituante (ANC) qu’il dominait, une Constitution à sa mesure et à reprendre, peu à peu, du poil de la bête pour prendre à nouveau le contrôle du pouvoir dans le pays.
Les ambitions démesurées de M. Taboubi
Le rétropédalage de la Commission administrative de l’UGTT s’explique certes par cette levée de bouclier qui risquait de ternir l’image de l’organisation et de la faire perdre toute crédibilité aux yeux de l’opinion publique. Elle s’explique aussi par des considérations internes : M. Taboubi et les autres membres du bureau exécutif de la centrale sont à la manœuvre depuis plus d’un an pour changer le règlement intérieur de l’UGTT de manière à faire sauter le verrou de la imitation des mandats et leur permettre ainsi, lors du prochain congrès prévu en juillet prochain, de postuler pour un mandat supplémentaire de cinq ans auquel ils n’ont pas droit. Autant dire que le nouveau front ouvert contre le président de république élu par plus de 72% des suffrages et qui continue de caracoler en tête des sondages d’opinion tombait au plus mauvais moment et risquait de provoquer un mouvement hostile à l’actuelle direction, dont la démarche n’a absolument rien de démocratique et rappelle des pratiques en vigueur sous la dictature.
Bien entendu, cette manœuvre anti-démocratique ne semble nullement déranger les dirigeants ô combien démocratiques des partis en place qui ne sont pas loin de considérer l’UGTT comme une vache sacrée et rivalisent de complaisance et d’hypocrisie pour faire tout le temps sa louange pour plaire à ses dirigeants et surtout ne pas les braquer contre eux, des fois où ils seraient candidats à une élection ou a des postes importants.
En mettant ainsi les dirigeants de l’UGTT au cœur du jeu politique dans le pays, dans une position d’arbitres suprêmes voire de faiseurs de roi, ces chers dirigeants politiques sont tous devenus leurs obligés voire leurs otages consentants. De quoi donner à M. Taboubi, dont le niveau intellectuel est tel qu’on le sait, des ambitions de puissance qui semblent lui avoir fait perdre la tête.
Voilà où on est la scène politique nationale : elle livre le destin d’un pays à la dérive à une organisation qui est largement responsable – mais cela aussi on ne le dit pas, car c’est politiquement incorrect – de la crise générale actuelle dans le pays, et ce par ses incessantes revendications d’augmentations salariales, les grèves et les mouvements sociaux qu’elle provoque et qui paralysent souvent la machine de production dans le pays. Mais, on le sait, on ne touche pas les vaches sacrées, même si elles vous broutent toute l’herbe sous les pieds…
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