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Que va faire Ennahdha d’un «gouvernement politique fort» ?

Le Conseil de la Choura du mouvement Ennahdha a annoncé le 4 juillet 2021, au terme de sa réunion de deux jours par téléconférence, son option pour un «gouvernement politique fort», «assumant sa responsabilité devant le peuple» et «capable de relever les défis nationaux notamment ceux de la pandémie sanitaire du Covid-19, la situation économique et sociale et la crise politique»… C’est là, on l’a compris, une manière, indirecte certes mais limpide et claire, de dire que le gouvernement en place, composé de technocrates et conduit par Hichem Mechichi, un commis de l’Etat issu de l’administration publique, ne coche aucune de ces cases. Faut-il rappeler à ce propos aux amnésiques habituels qu’il s’agit du même gouvernement qui est, jusque-là, soutenu, à cor et à cri, par les Nahdhaouis ? Cherchez la faute ou, plutôt, la manœuvre ou, plutôt encore, les éternels dindons de la farce !

Par Raouf Chatty *

Cette notion de «gouvernement politique» vient s’ajouter à ses prédécesseurs créés de toutes pièces par le «génie» de la nouvelle classe politique qui règne sur la Tunisie depuis une dizaine d’années. Elle fait partie du même registre où figurent des notions comme celles des «trois présidents», du «consensus national», du «gouvernement de technocrates», de «tourisme partisan» pour désigner la transhumance menant les députés d’un parti à un autre, ou encore de «ceinture parlementaire» voire de «coussin politique», pour utiliser un terme cher au locataire actuel du Palais de la Kasbah…

Il s’agit là, en somme, de bizarreries étrangères aux concepts enseignés dans les écoles des sciences politiques dans le monde. Ces bizarreries sont devenues banalités courantes dans le nouveau lexique politique en Tunisie, associées au nouveau régime politique hybride et atypique instauré dans le pays par la Constitution de janvier 2014 et qui a généré, dans les faits, beaucoup de déviations et de dérapages, créant confusions et blocages et compliquant énormément la gestion des affaires de l’Etat, dont on se demande parfois si elle sont vraiment gérée, tant elles semblent à la merci des humeurs politiques et des alliances et contre-alliances du moment…

Qu’est-ce qu’un «gouvernement politique»?

Aujourd’hui, personne n’a idée des critères pouvant être retenus pour qualifier un gouvernement de «politique», de «politiquement fort» ou de «non-politique». La raison en est qu’un gouvernement est, par définition, politique, quand bien même certains de ses membres sont issus de la techno-sphère. Un gouvernement est de nature une entité politique composée de ministres et de secrétaire d’Etat nommés et destitués selon une procédure fixée par la Constitution de l’Etat: confiance du parlement, promulgation de sa composition par le président de la république, publication au Journal officiel de la république, entrée officielle en fonction suite à une passation des pouvoirs en bonne et due forme avec les membres du gouvernement sortant… Le ministre ou le secrétaire d’Etat siège dans le gouvernement, participe à l’élaboration de sa politique générale et de ses politiques sectorielles et les mets en œuvre sous le contrôle du chef gouvernement lui-même sous la supervision du parlement auquel il rend compte.

L’action du gouvernement est donc foncièrement politique car elle se fait au service de l’intérêt général de la collectivité. En outre, chaque ministre ou secrétaire d’Etat est membre du gouvernement et est solidaire de toutes les actions entreprises par le gouvernement dont il fait partie. Bref, parler d’un gouvernement de technocrates relève beaucoup plus de la fantaisie que de du bon sens et de la logique des choses.

En outre, le Conseil de la Choura est bien placé pour savoir que le gouvernement dont il demande aujourd’hui le départ, alors qu’il en demandait haut et fort auparavant le maintien, au motif de l’impératif de la stabilité gouvernementale – stabilité qui fut toujours le dernier de ses soucis, puisqu’en tant que parti au pouvoir, il a déjà «consommé» près d’une douzaine de gouvernements en dix ans – avait bien reçu, lors de son investiture, il y a seulement quelques mois, la confiance du parti islamiste au parlement. Que s’est-il passé entre-temps ?

Le Conseil de la Choura justifie implicitement aujourd’hui sa préférence d’un «gouvernement politique fort» par le fait que le gouvernement en exercice n’a pas réussi à relever les défis posés à la nation, à répondre aux attentes des citoyens, outre sa gestion chaotique de la pandémie de Covid-19.

L’échec de tous les précédents gouvernements est imputé à Ennahdha

Le Conseil de la Choura semble oublier vite que le chef du gouvernement est très proche du chef du parti islamiste, Rached Ghannouchi, par ailleurs président de l’Assemblée, et coordonne étroitement l’action du gouvernement avec lui, après avoir tourné complètement le dos au président de la République, causant ainsi une rupture au sein de l’exécutif entre lui et le chef de l’Etat et empêchant le fonctionnement normal des hautes institutions de l’Etat.

Cela veut tout simplement dire que la première responsabilité des déboires du gouvernement doit être imputée logiquement au parti islamiste et à ses principaux alliés (Qalb Tounes et Al-Karama) qui ont le dernier mot au parlement et, par conséquent, au sein de l’exécutif.

En outre, si pour le Conseil de la Choura, un «gouvernement politique» est assimilé à un gouvernement ou des «poids lourds» (traduire : des «lourdauds») des partis de la coalition dominant le parlement seront à la tête des ministères régaliens, secondés par des secrétaire d’Etat qui feraient réellement le boulot, il ne doit pas oublier que cette méthode avait été expérimentée du temps de la «troïka» du temps des deux chefs de gouvernement nahdaouis Hamadi Jebali et Ali Larayedh, en 2012 et 2013, et n’avait pas donné les résultats escomptés. Au contraire, la gabegie dans tous les domaines avait commencé depuis…

Dans les deux gouvernements politiques de la «troïka», l’expérience a démontré que des conflits de vision entre les deux principaux hauts responsables dans chaque ministère, à savoir le ministre et le secrétaire d’Etat, chacun relevant d’un parti politique différent de la même coalition, avaient des conséquences néfastes sur la gestion des dossiers et sur les rapports entre les structures et la hiérarchie de l’Etat.

Par ailleurs, des susceptibilités personnelles ont négativement rejailli sur le personnel des ministères et ont contribué à entraver la gestion normale des dossiers, les chefs de structure recevant souvent des instructions contradictoires sur un même dossier.

Ces mêmes appréhensions resteront de mise quand des ténors des partis de la coalition parlementaire seront désignés à la tête des départements ministériels. Dans ce cas, chaque ministre se permettra de travailler comme il l’entend et pourrait même outrepasser les instructions du chef du gouvernement.

Le troisième homme pourrait bien être… une femme

Il doit être veillé pour éviter ces graves écueils à nommer une personne forte de caractère, charismatique, qui a, en plus d’une vaste expérience des affaires de l’Etat et d’un sens aigu de l’intérêt général, des qualités de leadership, de sagesse et de communication, pouvant lui permettre d’avoir de l’ascendant sur ses ministres. Car, dans le cas contraire, le gouvernement risque d’avoir plusieurs têtes et de travailler comme un orchestre sans chef où chacun joue sa partition.

Il n’est pas du tout aisé de trouver cette personnalité dans le microcosme politique actuel, notamment dans les cercles nahdaouis, où la compétence autant que le charisme font souvent défaut.

Les temps sont plus que jamais durs d’autant plus que le peuple est totalement insatisfait (et ce mot est faible) des résultats enregistrés dans le pays dans tous les domaines des suites de la gestion calamiteuse des affaires de l’Etat par le parti islamiste durant toute la décennie 2011/2021.

Il faudra donc beaucoup de temps et de négociations pour trouver une personnalité dans ces sphères capable de recueillir le consensus des partis politiques et l’accord du président de la république pour accéder au poste de chef de gouvernement, celui-ci ayant été instruit entre-temps par sa récente expérience très douloureuse avec Mechichi…

Les critiques virulentes adressées ces derniers temps par le président du Conseil de la Choura du parti islamiste, Abdelkrim Harouni, au président de la république, tout comme ses appels non moins virulents, ces derniers jours, pour mobiliser les troupes de son parti dans le pays, de plus en plus en bas dans les sondages, ne vont certainement pas favoriser la formation d’un tel gouvernement. À moins que le président de la république n’ait une autre opinion de la question. Cela semble très peu probable dans le contexte actuel, les relations entre lui et le parti islamiste, en dépit des tentatives menées par certaines parties pour détendre l’atmosphère restant toujours tendues, les deux parties soucieuses chacune de renforcer ses pouvoirs face à une prétendante très sérieuse qui est en train de gagner du terrain à leurs détriments, qui plus est, dans un pays en crise où politiquement et socialement tout reste possible. On parle ici, on l’a deviné, de Abir Moussi, président du Parti destourien libre (PDL) qui pourrait, en cas d’élections anticipées, rafler la mise et mettre tout ce beau monde d’accord.

C’est ce qui explique d’ailleurs les manœuvres actuelles d’Ennahdha, qui, à l’évidence, ne cherche pas, en provoquant un changement de gouvernement, à améliorer la situation générale dans le pays, mais à se barricader lui-même davantage en occupant tous les postes clés dans les rouages de l’Etat, sait-on jamais…

Les prochaines semaines nous diront dans quel sens vont évoluer les choses dans un contexte général plus que jamais tendu ou tout devient possible.

* Ancien ambassadeur.

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