Un coup d’Etat est toujours détestable, regrettable voire condamnable, par principe, mais quand on connaît la situation politiquement bloquée, économiquement ingérable et socialement explosive à laquelle est arrivée la Tunisie, au terme de dix ans de gouvernance erratique, peut-on, sérieusement et en son âme et conscience, condamner l’annonce hier soir, dimanche 25 juillet 2021, par le président de la république Kaïs Saïed, d’une série de décisions constitutionnelles visant à sauver le pays d’une descente en enfer annoncée ?
Par Ridha Kéfi
On fera d’abord remarquer que la décision d’actionner l’article 80 de la Constitution permettant au chef de l’Etat, face à un péril imminent, et c’est le cas en Tunisie depuis un certain temps déjà, de prendre en main les destinées du pays et de geler les travaux d’une Assemblée, qui est d’ailleurs paralysée depuis plusieurs mois par d’interminables querelles et qui a été, plus d’une fois, le théâtre de violences verbales et physiques qu’une présidence farfelue et partisane, incarnée par Rached Ghannouchi, président du parti islamiste Ennahdha, n’a jamais vraiment cherché à éviter.
Le chef de l’Etat a certes outrepassé le cadre strict de l’article 80, en décidant de lever l’immunité parlementaire des députés faisant l’objet de poursuites judiciaires (ceux qui n’en ont pas n’étant pas concernés par cette décision), en limogeant le chef du gouvernement Hichem Mechichi, qui a conduit le pays au bord de la banqueroute financière et du désastre sanitaire, et en mettant sous son autorité le ministère public afin de soustraire la justice, qui peine à se réformer, aux influences néfastes des partis politiques et des groupes d’intérêt.
Une décision mûrement réfléchie
Mais si le «coup d’Etat» a été salué, quelques minutes seulement après l’annonce présidentielle, par des foules en liesse partout dans le pays, en plein couvre-feu et malgré le confinement sanitaire, c’est parce qu’il était espéré voire attendu par un grand nombre de citoyens qui, à chaque manifestation publique (et elles étaient devenues interminables), appelaient le président à limoger un chef de gouvernement dont l’incompétence et l’arrogance sautaient aux yeux et à dissoudre un parlement qu’ils considèrent comme la cause principale de tout ce qui ne marche pas dans le pays et qui, surtout, l’empêche de se remettre de nouveau en ordre de marche et de renouer avec ses performances économiques des années de la «dictature», celles des deux décennies 1990 et 2000, une «dictature» dont beaucoup d’entre eux parlent désormais avec une certaine nostalgie.
Le président de la république n’a pas, par ailleurs, pris sa décision à la légère, sur un coup de tête ou parce qu’il est animé par une soif de pouvoir, comme le disent aujourd’hui certains de ses détracteurs, car il a pris soin de lancer, depuis janvier dernier, des avertissements voire des ultimatums à tous les acteurs politiques, lesquels ne l’ont malheureusement pas pris au sérieux, et c’est visiblement en désespoir de cause et par sens du devoir que cette homme de droit, professeur de droit constitutionnel, dont l’intégrité n’a d’égal que l’attachement à la légalité, s’est résolu à prendre ses responsabilités vis-à-vis des 73% des Tunisiens qui ont voté pour lui au second tour de la présidentielle et qui continuent, malgré tout, de lui vouer le même degré de confiance, loin, très loin devant tous les autres protagonistes de la scène tunisienne.
Un homme face à son destin
Ce sont les hommes qui généralement font l’Histoire, mais il arrive aussi que l’Histoire, par son bruit et sa fureur, révèle aux hommes leur vocation jusque-là insoupçonnée et les projette dans un destin national. Et c’est ce qui est arrivé à cet obscur professeur universitaire que personne n’attendait, qui a su creuser son sillon en toute humilité, en solitaire, sans parti, sans appareil de propagande et sans machine à sous électorale, se gardant même de faire campagne, et réussir à damer le pion à tous les pseudos cadors de la scène politique nationale. C’est que les Tunisiens se sont retrouvés en lui et, écœurés par l’inconsistance et la nuisance d’une classe politique corrompue, l’ont porté à la magistrature suprême et, sans se faire d’illusion sur sa capacité à naviguer dans les eaux troubles de la politique politicienne, continuent de lui faire confiance, contre vents et marées. Et ce sont eux qui, depuis plusieurs mois, dans des sortes d’appels au secours pathétiques, lui ont demandé, lors des manifestations publiques et dans les réseaux sociaux, d’honorer son statut de magistrat suprême et de prendre en main les destinées du pays, car il était devenu à leurs yeux le seul homme auquel ils pouvaient encore faire confiance pour les guider sur la voie du salut national.
Ceux qui aujourd’hui font la fine bouche, pinaillent sur la signification d’une virgule ou d’un point dans le texte d’une Constitution, oublient que celle-ci ne donne pas à manger aux pauvres, n’améliore pas le pouvoir d’achat des classes moyennes paupérisées, ne rembourse pas les dettes qui s’accumulent d’un pays au bord de la cessation de paiement et, surtout, ne fait pas rêver les jeunes qui émigrent sous d’autres cieux parce que leur pays les déçoit ou les désespère ou qui se jettent dans la mer dans l’espoir de rejoindre l’autre rive.
Un coup d’Etat est toujours détestable, regrettable voire condamnable, dis-je, mais si quelqu’un avait une autre solution, pourquoi ne l’avait-il pas fait valoir à temps, quand il était encore possible d’éviter ce scénario auquel le président Saïed semble s’être résigné à mettre en route, en désespoir de cause et pour essayer de sauver ce qui pouvait encore l’être ? On ne peut qu’espérer que cet acte courageux puisse mettre d’accord les Tunisiens et leur éviter d’autres déboires; ils en sont déjà assez avec la crise économique et la catastrophe sanitaire.
Puisse l’armée tunisienne, qui semble avoir soutenu cette opération, mais tout en restant dans sa réserve habituelle, laissant faire les politiques et se gardant de trop s’y mêler, aider à calmer les esprits qui s’échauffent et à préserver la paix civile, avec son professionnalisme habituel et sans bavures.
Article lié :
Tunisie : Saïed actionne l’article 80 et prend en main les destinées du pays
Articles du même auteur dans Kapitalis :
Tunisie : Un croque-mort appelé Hichem Mechichi
Tunisie : La procédure contre le juge Béchir Akremi ira-t-elle jusqu’au bout ?
La justice en Tunisie gangrenée par la corruption de certains magistrats
Donnez votre avis