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La justice en Tunisie gangrenée par la corruption de certains magistrats

Le président Saïed a souvent déploré, à demi-mot, la corruption de certains juges, mais il ne fait rien pour changer cette réalité.

Les Tunisiens ne comprennent pas comment les procès des personnalités politiques, des hommes d’affaires puissants et même des barons de la contrebande et du marché parallèle n’aboutissent presque jamais, car ils se perdent souvent dans les méandres d’une justice très opportunément lente et dont les voies (ou les coulisses) sont aussi impénétrables que celles du Seigneur. Il y a quelque chose de désespérément pourri dans la régence de Tunis. Et le corps de la magistrature, qui tarde à assainir ses rangs, y est sans doute pour beaucoup…  

Par Ridha Kéfi

Parmi les dérives du régime autoritaire de Ben Ali, on citera le recours à la justice pour museler ses adversaires politiques, mais aussi pour imposer son système basé sur le clientélisme, le népotisme et la corruption. De nombreux magistrats étaient alors réputés pour être des «exécuteurs» sans foi ni loi des désidératas du prince et des membres de sa famille et de sa cour, mais pas seulement, car le locataire du Palais de Carthage fermait aussi les yeux sur leurs autres dérives et même les laissait faire pour les corrompre davantage et mieux les tenir en laisse. Résultat : la justice était longtemps considérée par les justiciables comme un véritable marché où les verdicts pouvaient être achetés auprès de magistrats sans vergogne, souvent d’ailleurs cités nommément par les intermédiaires ou entremetteurs qui géraient ce marché depuis les cafétérias situés près du Palais de la Justice, avec pour seuls moyens un téléphone portable et quelques numéros utiles.

Gentleman agreement avec les nouveaux maîtres du pays

Au lendemain de la chute du régime de Ben Ali, en 2011, on avait espéré très naïvement que ce système allait tomber comme un château de cartes et qu’une nouvelle ère allait s’ouvrir sous le signe de la liberté, de la démocratie, de la transparence et de bonne gouvernance. Or, on a vite, très vite déchanté.

Quelques magistrats connus pour leur trop grande proximité avec le Palais de Carthage ont certes pris la poudre d’escampette et se sont réfugiés à l’étranger pour fuir la vindicte populaire, mais les autres, tous les autres, les seconds couteaux, qui n’avaient pas moins goûté aux délices de la dictature et qui sont restés, eux, dans le pays, que sont-ils devenus ? Et bien, ils ont rasé les murs pendant quelque temps avant de relever de nouveau la tête et d’afficher une virginité qui leur a été généreusement et indulgemment accordée, dans le cadre d’un nouveau gentleman agreement conclu avec les nouveaux hommes forts du pays.

Fort de cette honorabilité retrouvée et comptant sur l’amnésie de leurs compatriotes, certains de ces magistrats n’ont pas tardé à se recycler et à prendre langue avec les personnes qui comptent dans le pays (ou plutôt ceux qui ne comptent pas quand il s’agit d’acheter un verdict ou de bénéficier de l’impunité), se mettant même à leur service avec toute la servilité qu’on leur connait.

Un pouvoir régalien au service des puissants

Pour justifier leurs carences, notamment dans la gestion des affaires liées aux avoirs et biens des membres du clan de Ben Ali, presque toutes perdues, et le patrimoine confisqué aux Trabelsi, Ben Ali, Chiboub, Materi et les autres, complètement dilapidé par des administrateurs judiciaires dont on se demande pour qui ils roulent, ces chers magistrats ont invoqué, tour à tour, une insuffisante autonomie vis-à-vis du pouvoir exécutif, le manque de moyens humains, les conditions difficiles d’exercice dans les tribunaux, la non spécialisation notamment dans les affaires à caractère financier,  et, bien entendu, le salaire insuffisant pour… les blinder contre la tentation de la corruption, comme si la moralité, l’intégrité et la vertu personnelles pouvaient être achetées.

En dix ans, les gouvernements successifs ont essayé de satisfaire tant bien que mal toutes ces revendications. On a ainsi doté la magistrature d’une autonomie lui permettant de s’autogérer presque en vase clos, dans une sorte d’entre-soi propice à toutes les combinazione. On a aussi procédé à des recrutements massifs, doté les tribunaux de moyens plus consistants, augmenté plusieurs fois le salaire des fonctionnaires de la justice, de sorte qu’aujourd’hui le salaire d’un magistrat de troisième degré approche celui d’un ministre. Mais rien n’a vraiment changé et même, selon certains avocats, la justice est encore plus corrompue aujourd’hui qu’elle ne l’était sous Ben Ali. Ce n’est peut-être pas vrai, mais tout est affaire de perception. Et on ne peut pas dire que la justice est bien notée par les citoyens tunisiens, qui la redoutent et l’assimilent à un pouvoir régalien au service des puissants, des copains et des coquins. Et cela est loin d’être une rumeur ou un mythe.

Les inquiétantes révélations de Mme Karafi  

Nous écrivons cela en pensant aux récentes déclarations de l’honorable magistrate Raoudha Karafi, présidente d’honneur de l’Association des magistrats tunisiens (AMT), dans son entretien avec Mosaïque FM, avant-hier, lundi 28 juin 2021, où elle a parlé de la «justice des coulisses» qui permet aux gros poissons de passer sans encombre à travers les mailles du filet. Mme Karafi, qui fut l’une des figures de la résistance au régime de Ben Ali, a déploré au passage les pratiques malsaines voire corrompues du président de la Cour de cassation, qui est membre es-qualité du Conseil supérieur de la magistrature (CSM), tout en étant sous le coup d’accusations de corruption financière assez documentées pour que son maintien à son poste puisse susciter des interrogations légitimes voire une indignation justifiée.

Entre autres révélations, Mme Karafi a indiqué que les affaires dont le pouvoir politique veut orienter le verdict sont généralement transférées de certains juges honnêtes à d’autres «garantis», pour utiliser l’expression chère à Rached Ghannouchi, le leader du parti islamiste Ennahdha, au pouvoir depuis 2011, et, par conséquent, «garantissant» l’issue souhaitée. Elle a cité comme exemple la récente libération du magnat de la publicité et de la télévision Nabil Karoui, président du parti Qalb Tounes, membre de la coalition gouvernementale conduite par Ennahdha, poursuivi dans des affaires d’évasion fiscale, de corruption financière et de blanchiment d’argent.  

En fait, on peut citer des dizaines d’autres affaires impliquant de gros pontes de la scène politique ou affairiste, dont on a beaucoup parlé dans les médias lors de leur révélation avant d’en perdre totalement la trace, alors que les personnes influentes qui y sont impliquées continuent de sévir librement et impunément, et même de soudoyer (un mot faible pour dire financer et utiliser) des partis et des médias, dont elles infestent les plateaux.

Il y a décidément quelque chose de désespérément pourri dans la régence de Tunis. Et le corps de la magistrature, qui tarde à assainir ses rangs, y est sans doute pour beaucoup…  

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