Abou Bakr avait, entre autres, Othmane pour secrétaire. En fait, il se faisait servir par quiconque était présent sachant écrire, dont surtout Ali fils d’Abou Talib et Zayd fils de Thabit.
Par Farhat Othman
Parmi ceux-là, Othmane était le plus souvent avec lui; c’était l’un des premiers et rares Compagnons du prophète qui, à la Révélation, n’étaient pas analphabètes. De taille moyenne, élégant et distingué, il était aussi riche que raffiné.
Peu avant sa mort, le calife le fit venir et lui dicta son testament politique en lui demandant de le lire à sa mort aux habitants de la ville, accompagné d’un Renfort.
À la mosquée, lieu habituel de toutes manifestations majeures, Othmane et son compagnon se tenaient debout à côté de la chaire devant une assemblée encore sous le choc de l’annonce de la mort du successeur du prophète. L’acte brandi en sa main droite, Othmane leur dit : — Voici le testament d’Abou Bakr. Si vous l’approuvez, nous vous le lirons, et si vous le refusez, nous le rejetterons.
En chœur l’assistance approuvant, il déplia le testament et lit : «Au nom de Dieu, Clément et miséricordieux. Ceci est le testament d’Abou Bakr Ibn Abi Kouhafa aux musulmans, établi de son vivant, au moment de partir d’ici-bas pour l’au-delà où le mécréant croit, le débauché devient pieux et le menteur débite la vérité. J’ai investi du pouvoir Omar Ibn Al Khattab; s’il est juste et pieux, c’est ainsi que je le sais être et espère qu’il sera ; mais s’il altère ou change, je n’aurais voulu que le bien; or seul Dieu connaît l’occulte».
Dans son choix, Abou Bakr n’avait point hésité. Durant sa maladie, il confia à certains de ses visiteurs que parmi ses regrets en quittant la vie figurait celui de n’avoir pas opposé de refus quand il fut choisi pour la succession du prophète; volontiers, il se serait contenté de n’être que le vizir de l’un des deux compagnons qoraïchites qui l’accompagnaient le jour du préau, dont notamment Omar. Aussi, il le pensait le mieux placé pour lui succéder.
Il ne consulta pas moins certains de ses plus fidèles compagnons en leur demandant en confidence ce qu’ils pouvaient penser de l’intéressé. Invariablement, les avis étaient unanimes pour louer la personne tout en regrettant la rugosité de son caractère et la rudesse de ses mœurs qui lui valurent, au reste, le surnom d’Abou Hafs (Père lionceau) que lui donna le prophète.
Mais, cela ne changeait en rien la décision d’Abou Bakr. À ces critiques, il répondait que son compagnon n’était dur qu’à cause de ce qu’il trouvait chez lui de douceur et de conciliation, assurant qu’une fois en charge de la communauté, il changerait certainement de manières.
Il était même persuadé qu’en homme politique avisé, Omar affectait parfois la rudesse et était aussi capable d’indulgence. Nombre de fois, il remarqua que son second se montrait satisfait des hommes contre lesquels il lui arrivait lui-même d’être en colère et, inversement, d’être intraitable à l’égard de personnes avec lesquelles il pouvait se montrer accommodant.
Son secrétaire Othmane qu’il consulta aussi lui répondit que le fond du cœur d’Omar était bien meilleur que son comportement en public et qu’il n’avait pas son pareil parmi eux. Ce jour-là, il le reçut seul ; il avait décidé de lui dicter son testament. Il lui demanda d’écrire : «Au nom de Dieu, Clément et Miséricordieux. Ceci est le testament d’Abou Bakr Ibn Abi Kouhafa aux musulmans…»
Sa phrase demeura inachevée; il venait de s’évanouir. Craignant le pire, Othmane n’hésita que quelques instants avant de se décider ; de son propre chef, il continua le testament : «… Je vous ai choisi comme successeur Omar Ibn Al Khattab et je n’ai pas laissé, parmi vous, meilleur que lui.»
La défaillance ne dura pas longtemps; recouvrant ses esprits, Abou Bakr demanda à son secrétaire de lui relire ce qu’il lui avait déjà dicté. Marquant à peine un instant d’hésitation, Othmane fit la lecture de ce qu’il venait de prendre l’initiative d’attribuer au calife ; mais sa belle voix était hésitante et il avait les traits tirés dans l’attente de la réaction du calife ; allait-il apprécier ? Et il fut soulagé de l’entendre répéter : « Dieu est grand », comme s’il appelait à la prière, puis lui dire : — Je vois que tu as eu peur que les gens ne se divisent au cas où j’aurais quitté la vie durant mon évanouissement. Qu’au nom de l’islam, Dieu te récompense amplement ; tu as bien agi !
Il maintint l’esprit de la formulation en confirmant l’embargo sur la diffusion de son testament. Toutefois, malgré le secret avec lequel Abou Bakr avait tenu à entourer ses consultations, son choix s’ébruita bien avant sa mort. Talha Ibn ObeïdAllah ne l’approuvait pas et se laissant aller à son caractère emporté, il vint le dire au calife : — Tu as nommé comme successeur Omar, et tu as bien vu ce que les gens en ta présence enduraient de lui ; qu’est-ce que cela serait s’ils venaient à lui être livrés ? Que dirais-tu à ton Dieu quand il t’aura demandé des nouvelles de tes sujets ?
Ces propos irritèrent manifestement Abou Bakr. Étendu dans son lit, il s’agita et demanda qu’on l’aidât à s’asseoir. Une fois redressé, il s’adressa, sévère, à son interlocuteur : — Est-ce de Dieu que tu veux me faire peur ou est-ce par Dieu que tu me menaces ? Quand je rencontrerai mon Dieu et qu’il me questionnera, je lui dirai : J’ai nommé comme successeur à la tête de tes sujets le meilleur d’entre eux.
La réputation de rudesse chez Omar n’était pas usurpée; elle était surtout due à son intransigeance, élevée en principe catégorique, de séparer le juste de l’injuste, le bien du mal, le vrai du faux. Dans son action pour le respect de ses valeurs, il n’admettait aucune excuse et ne faisait aucune concession. De cette distinction permanente et réfléchie entre le bien et le mal provenait le surnom d’AlFarouk (le Sage) qu’on lui attribua.
Fidèle au tribut toujours payé à la vérité, il ne manqua pas, durant son vicariat, d’admettre qu’on ait pu dire que la désignation d’Abou Bakr fût une affaire bâclée, conçue à la hâte. Il n’ajouta pas moins que si elle avait été une erreur ou une faute, Dieu garda bien de son malheur, car Abou Bakr n’avait pas son pareil en dignité et en prestige. Et cela, même avant l’islam, ne lui était point contesté puisque, dans sa tribu, Abou Bakr était responsable de la haute et délicate charge des peines pécuniaires et du prix du sang versé.
Omar était aussi un fin diplomate. Notable de Qoraïch comme son prédécesseur, il était, quant à lui, responsable de l’intercession et de la réconciliation entre les tribus avant l’avènement de l’islam. Aussi savait-il manier aussi bien le bâton que la langue de bois.
Sur ses compatriotes, il avait cependant le jugement teinté de scepticisme et de pessimisme ; sa conviction était que pour les maintenir dans la bonne voie il fallait avoir une poigne de fer. Ainsi, au lendemain de la mort et de l’enterrement du premier calife de l’islam, il ne s’embarrassa pas de protocole en s’adressant aux gens de Médine dans la mosquée du prophète debout sur la première marche de la chaire : — Je dirai quelques mots que vous confirmerez par un amen. L’exemple des Arabes est celui d’un chameau rétif que l’anneau nasal soumet à son maître, le laissant se faire conduire ; or, par Dieu, je les ferai bien marcher dans la bonne voie !
Omar sentait plus qu’il ne voyait la réticence à sa nomination des gens de Médine, notamment parmi les premiers Compagnons. Personne n’osa contester publiquement le choix d’Abou Bakr par respect pour ce dernier, mais aussi par peur d’Omar capable de très mal réagir. Il devait y avoir aussi l’intérêt général qui ne pouvait échapper à certains, dont Ali.
Celui qui n’a jamais caché avoir toujours pensé être le meilleur pour succéder à son cousin, ne fit pas d’entorse jusque-là à son sens d’homme politique, sachant faire abstraction de son intérêt propre dans la cité. Mais il y avait aussi les armées arabes lancées à la conquête du monde qui pouvaient occuper autant les esprits que les hommes.
À suivre…
* «Aux origines de l’islam-Succession du prophète, ombres et lumières», roman de Farhat Othman, éd. Afrique Orient, Casablanca, Maroc.
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