C’est en désespoir de cause que le président Kaïs Saïed s’est finalement résigné à révoquer 57 juges poursuivis dans des affaires de corruption et que la justice traîne les pieds depuis plusieurs années pour éviter de les juger. Il y aura bien sûr de nombreux citoyens pour applaudir une telle décision, et d’autres pour crier à la dictature, mais l’affaire doit être dépassionnée et examinée avec tout le calme requis.
Par Ridha Kefi
Le président de la république s’est longtemps plaint d’une justice qui refuse de jouer son rôle dans l’assainissement de la situation générale dans le pays, en laissant notamment traîner les dossiers impliquant des dirigeants politiques, des hommes d’affaires influents ou des magistrats que toute la profession désigne, parfois publiquement, comme les symboles de la corruption judiciaire. Ses plaintes étaient devenues une rengaine que les citoyens avaient de plus en plus mal à écouter, car elle traduisait l’impatience et l’impuissance d’un chef d’Etat qui parle beaucoup et agit peu.
Le système du donnant donnant
Les magistrats, un corps de métier qui s’était longtemps fait manipuler par le système politique et qui a largement contribué à la survie de ce système, allant jusqu’à se compromettre eux-mêmes jusqu’au cou, moyennant des bénéfices personnels.
C’était du donnant donnant : les juges rendaient des verdicts conformes aux desideratas des personnalités influentes de la scène nationale, et celles-ci fermaient les yeux sur les dépassements des gardiens du temple de… l’injustice élevée au rang de sport national.
Cette situation était devenue intenable. Les citoyens s’en plaignaient, car ils vivaient eux-mêmes l’injustice au quotidien. Le président de la république, dont la rectitude intellectuelle et morale était reconnue par ses plus virulents adversaires (Ennahdha avait même appelé à voter pour lui au second tour de la présidentielle de 2019), juriste, mariée à une magistrate et qui connaît les tares d’un système judiciaire qui refuse carrément de faire amende honorable et de se réformer, ne pouvait rester longtemps les bras croisés, acceptant les verdicts sous forme de provocations que certains juges rendaient quotidiennement, comme pour lui lancer: «Vas-y, mon gars, on va voir de quel bois tu te chauffes!»
Le Conseil supérieur de la magistrature (CSM), dont la mission consiste à organiser la profession, à l’assainir et à y mettre l’ordre, n’a pas bougé le petit doigt, continuant à noyer les «gros poissons» de la corruption, à laisser-faire et même à protéger ouvertement les juges ripoux, tout en multipliant les entraves à toute réforme du système judiciaire.
C’est ainsi que le président de la république, écœuré par tant de mauvaise foi, s’est résolu à dissoudre ledit CSM et à reconsidérer sa composition. Et les résultats n’ont pas tardé : les magistrats soucieux d’«assainir» leurs rangs des éléments les plus impliqués dans la corruption judiciaire, en vue de redorer un tant soit peu l’image de leur profession, décriée par le commun des mortels, ont établi la liste des 57 magistrats qui traînent de grosses casseroles et dont la présence dans les palais de justice constitue un mauvais signal envoyé à leurs collègues.
Coup de pied dans la fourmilière
Ce sont donc ces 57 magistrats dont le président de la république a énuméré, dans son allocution d’hier soir, en ouverture d’un conseil des ministres au palais de Carthage, les abus commis et qui sont de tous ordres : corruption financière, manipulation des dossiers judiciaires, protection des contrebandiers, laxisme face au terrorisme, allégeance à certains politiques, etc. Et dont les noms figurent dans la liste des magistrats révoqués par le décret présidentiel (N°516) publié le soir même dans le Journal officiel de la république tunisienne (Jort).
On notera que la liste comprend des poids lourds du corps judiciaire, comme l’ancien président du CSM, Youssef Bouzakher, l’ancien président de la Cour de cassation, Taieb Rached, l’ancien procureur de la république près du tribunal de première instance de Tunis, Béchir Akremi, ou encore l’ancien substitut du procureur de la république près du tribunal de première instance de Tunis, Sofiène Selliti. Ce dernier, dont les accointances avec le parti Ennahdha sont de notoriété publique, avait même été proposé il y a deux ans pour occuper le poste de ministre de l’Intérieur.
On constatera aussi que, sur cette liste de 57 magistrats suspectés de corruption, on ne trouve «que» cinq femmes (soit un faible taux de un sur dix), ce qui prouve encore que les femmes sont généralement moins solubles dans l’argent et moins portées sur les combinazione, les arrangements et les traficotages.
Il reste cependant à espérer que l’affaire ne s’arrêtera pas là et que les affaires instruites contre ces juges aillent jusqu’au bout pour que la justice dise son verdict final, que les fautifs soient sanctionnés et que les innocents soit blanchis. Car il n’est pas question de remplacer la justice en robe par une justice populaire, forcément peu respectueuse des procédures.
Les juges ainsi désignés du doigt par le «magistrat suprême» doivent donc bénéficier de toutes les garanties de procès contradictoires et équitables, pour qu’ils puissent se défendre. Et cela est valable même pour ceux d’entre eux qui n’avaient pas respecté eux-mêmes les règles élémentaires d’une justice digne de ce nom.
Maintenant, et suite à ce coup de pied dans la fourmilière, on peut espérer que le corps judiciaire ne se sente pas visé en tant que tel, qu’il ne monte pas au créneau pour crier à l’ingérence du pouvoir exécutif dans les affaires du pouvoir judiciaire (car il aurait du mal à faire entendre un tel argument) et qu’il profite de l’occasion qui lui est ainsi offerte pour mettre de l’ordre dans ses rangs, se réformer en profondeur et renouer avec ses fondamentaux, loin de tout réflexe corporatiste et sans ressentiment. Les justiciables, dont la voix a rarement été écoutée, y gagneront beaucoup. Et le pays aussi, qui a besoin de redémarrer sur des bases plus saines.
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