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Tunisie : quand les magistrats se barricadent dans une attitude de déni

Le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) se braque, se cabre et se barricade derrière une attitude d’autodéfense quelque peu paranoïaque, assimilant les critiques dont il fait l’objet, et souvent à juste titre, à de la diffamation. Une attitude moins frileuse, moins rigide et plus volontariste aurait aidé la justice tunisienne à assainir ses rangs, à redorer son blason terni par plusieurs décennies de soumission au pouvoir exécutif et à repartir de bon pied.

Par Ridha Kefi

Dans un communiqué publié dimanche 23 janvier 2022, le CSM dénonce, en effet, ce qu’il a qualifié de «campagne de diffamation sans précédent» contre ses membres.

Par définition, le déni est une attitude rigide de celui qui refuse de prendre en compte une partie de la réalité, vécue comme inacceptable. Et cette réalité, à laquelle nos chers magistrats refusent de faire face courageusement et d’essayer de la changer, c’est l’image très négative de notre justice dans l’opinion publique tunisienne.

Un lourd passif à faire oublier

Cette image est certes un legs du passé, car elle remonte aux époques des règnes de Bourguiba et de Ben Ali, au cours desquelles une partie de nos juges n’ont pas fait honneur à leur profession et ont outrepassé les règles du droit, qu’ils étaient censés devoir faire respecter, et de la déontologie dont ils devaient être les premiers garants, et ce en rendant souvent des verdicts conformes aux désidératas du pouvoir exécutif, ne se souciant pas, ce faisant, de commettre ainsi des injustices dont ont souffert des centaines sinon des milliers de leurs compatriotes, qu’ils soient des opposants au régime ou de simples citoyens broyés par la machine policière ou écrasés par les lobbys d’intérêt.

Au lendemain de la révolution de janvier 2011, on avait espéré voir cette justice faire amende honorable, se réformer et, enfin adossée à son indépendance acquise par la force du droit, remettre ses pendules à l’heure, tourner la page d’un passé peu reluisant et honorer enfin son engagement à respecter le droit et l’éthique.

Mais le problème, car problème il y a, c’est que certains juges ont cru pouvoir utiliser cette indépendance, qui leur a été offerte sur un plateau par un peuple attaché au droit et à la justice, pour imposer leurs propres désidératas et faire valoir leurs intérêts corporatistes.

Certains ont même cru pouvoir se mettre sous la bannière de partis politiques, notamment Ennahdha et Nidaa Tounes, ou de groupes d’intérêt pour passer, sans transition, d’une justice administrée, soumise au pouvoir exécutif, à une justice qui administre elle-même la vie publique, en décidant du sort des affaires soumises à son examen, grâce à des manipulations procédurières et à des transactions de couloirs, et ce reproche a été fait par des magistrats révoltés par le cynisme de certains de leurs collègues.

Au service de politiciens ripoux et de barons de la corruption

N’a-t-on pas vu des magistrats parvenus au plus haut sommet de la hiérarchie de la profession faire l’objet d’enquêtes administratives puis d’investigations judiciaires suite à de sérieux soupçons d’implication dans des affaires terroristes ou de corruption, notamment l’ancien procureur général de la république, Béchir Akremi, réputé proche d’Ennahdha, et l’ancien premier président de la Cour de cassation, Taieb Rached, réputé proche de Nidaa Tounes ? Le fait que ces deux magistrats avaient longtemps bénéficié de l’indulgence de leurs collègues du CSM, mus par un réflexe corporatiste d’autodéfense, n’a pas arrangé l’image de cette instance qui, non contente de traîner le boulet d’un énorme passif, continue de se prévaloir de la soi-disant indépendance du «pouvoir judiciaire» (sic), pour se dérober à ses responsabilités et résister à toute tentative de réforme d’un système judiciaire qui aurait pu jouer un rôle plus décisif dans l’assainissement d’une scène politique et économique nationale, où politiciens ripoux et barons de la corruption occupent les devants. Et non se mettre lui-même au service de ces derniers.

Ceci dit, il est regrettable de constater qu’au lieu de répondre positivement aux incessants appels du président de la république, Kaïs Saïed, exhortant les magistrats à prendre en charge eux-mêmes les réformes susceptibles de redorer leur blason au regard de l’opinion publique, d’assainir leurs propres rangs et de contribuer à la réussite de la transition politique actuellement en cours en Tunisie, ces derniers, dans un réflexe paranoïaque d’autodéfense, se braquent, se cabrent et se barricadent derrière une hypothétique indépendance pour résister à toute tentative de réforme. Ne seraient-ils pas mieux inspirés de prendre langue avec la ministre de la Justice, Leila Jaffel, magistrate elle-même et au fait des réalités de la justice tunisienne, de ses atouts et de ses carences, pour discuter des éventuelles réformes susceptibles de préserver l’indépendance de la justice, pour qu’elle ne redevienne pas un instrument au service du pouvoir exécutif, tout en assurant son assainissement, son efficience et sa relance sur de nouvelles bases respectueuses aussi bien du droit que de l’éthique.

L’exemplarité ne se décrète pas, elle se prouve

Pourquoi la Tunisie, qui est gangrenée par la corruption et qui se trouve aujourd’hui au bord de la faillite, n’aurait elle pas ses juges intègres, courageux et patriotes, comme ceux de l’opération Mani pulite en Italie, qui ont lancé, dans les années 1990, une série d’enquêtes judiciaires ayant visé des personnalités politiques et économiques de premier plan, lesquelles enquêtes mirent au jour un système de corruption et de financement illicite des partis et démasquèrent des ministres, des députés, des sénateurs, des entrepreneurs et même des ex-présidents du conseil, comme Bettino Craxi, qui s’exila à Hammamet en Tunisie où il est aujourd’hui enterré ?

Nos juges seraient bien inspirés de prendre exemple sur leurs collègues italiens dont certains, comme ceux du parquet de Milan, à l’instar de Antonio Di Pietro, Piercamillo Davigo, Francesco Greco, Gherardo Colombo, Ilda Boccassini, Francesco Saverio Borrelli et autres Gerardo D’Ambrosio, ont écrit leurs noms en lettres d’or dans l’histoire de leur pays. Car la justice, plus que tout autre secteur de la vie publique, par l’exemplarité dont elle doit faire montre, est tenue d’être irréprochable et de montrer la voie au reste de la société.

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