La Tunisie pourra-t-elle se passer de l’aide militaire américaine ?

Dans les relations internationales, avant de brûler tous ses bateaux et de couper tous les ponts, on étudie avec toute la rigueur requise ses engagements envers les autres Etats et le prix que l’on risque de payer si on prend une décision mal pesée, à l’emporte-pièce ou sous le coup de la colère. (Illustration : Kaïs Saïed reçoit Mark Esper le 30 septembre 2020 à Carthage).

Par Ridha Kéfi

Nous écrivons cela en pensant à toutes les réactions jusqu’au-boutistes qui fleurissent depuis quelque temps dans les réseaux sociaux et appellent le président de la république Kaïs Saïed à continuer sur la voie de la crispation dans les relations de la Tunisie avec les Etats-Unis, dont les hauts responsables ont tenu récemment des propos critiques sur la situation dans notre pays et sur le risque d’une dérive autoritaire du président Saïed.

Ces propos ont été considérées, à Tunis, au mieux, comme une ingérence dans les affaires tunisiennes et, au pire, comme une intolérable pression visant à faire revenir la Tunisie à la situation d’avant la proclamation des mesures exceptionnelles, le 25 juillet 2021.

Une grave ignorance des réalités du monde

Sans discuter du bien-fondé des critiques exprimées par la Maison blanche, le département d’Etat et le Pentagone (un véritable tir croisé en somme), nous aimerions rappeler que ces critiques font écho à celles déjà exprimées, en Tunisie même, par des dirigeants politiques, des acteurs de la société civile et des personnalités intellectuelles, artistiques et médiatiques.

Nous aimerions rappeler aussi aux pyromanes habituels que leur ignorance des réalités du monde ne saurait justifier leur fuite en avant dans une surenchère faussement nationaliste, qui brouille l’image de la Tunisie auprès de ses partenaires internationaux et nuisent, par conséquent, à ses intérêts vitaux. D’autant que notre pays n’a pas les moyens ni les ressources nécessaires pour se passer de l’aide internationale dans tous les domaines, y compris sécuritaire et militaire, et choisir de vivre en autarcie.

Aux ces pseudo-nationalistes qui risquent de mettre le feu aux poudres, et auxquels le président Saïed a tendance à prêter souvent une oreille attentive, nous aimerions également rappeler que la Tunisie ne peut pas se passer de l’aide des Etats-Unis, et notamment de l’aide militaire dont les débuts remontent aux années 60 du siècle dernier, et dont notre armée a encore vivement besoin et ne peut pas s’en passer, du moins pour le moment, surtout que ses finances publiques, qui sont sous pression (c’est un euphémisme) ne lui permettent pas de compter sur ses propres moyens pour s’équiper comme il faut.

D’ailleurs, la proposition faite par certains membres du Congrès de réduire l’aide militaire américaine à la Tunisie de 50% à partir de 2023, eu égard les évolutions politiques en cours dans notre pays et qui risquent d’hypothéquer la transition démocratique lancée en 2011, a été très mal reçue par dans les casernes en Tunisie.

Les engagements internationaux de la Tunisie

Pour revenir à nos pseudo-nationalistes, souverainistes à la petite semaine, nous aimerions leur rappeler que notre pays a des engagements antérieurs et que les accords bilatéraux et multilatéraux signés par les précédents gouvernements restent en vigueur et doivent être rigoureusement respectés. Et plus forte raison ceux signés par le gouvernement actuellement en place ?  

On citera dans ce contexte l’accord de coopération militaire signé le 1er octobre 2020, par la Tunisie et les Etats-Unis. Cet accord, intitulé «feuille de route pour la coopération en matière de défense», signé à Tunis par l’ancien secrétaire américain à la Défense, Mark Esper, et l’ancien ministre tunisien de la Défense Brahim Bartagi, devrait durer jusqu’à 2030.

On ne connaît certes pas les détails de cette «feuille de route», mais on sait qu’elle couvre la formation et le service après-vente d’armes américaines sophistiquées, mais pas seulement. Car la coopération militaire entre Tunis et Washington, au cours de la dernière décennie, s’est beaucoup développée dans les domaines de la lutte contre les groupes jihadistes et la sécurisation de la frontière avec la Libye.  

Mark Esper et Brahim Bartagi signent l’accord militaire tuniso-américain. Tout a un prix et il est payé par les deux parties.

Mark Esper avait déclaré, après sa rencontre, la veille de la signature de cet accord, avec le président Saïed: «Nous sommes impatients d’étendre cette relation pour aider la Tunisie à protéger ses ports maritimes et ses frontières terrestres, à dissuader le terrorisme et à maintenir les efforts corrosifs des régimes autocratiques hors de votre pays», laissant ainsi entendre que la jeune démocratie tunisienne est menacée par les assauts répétés des régimes autoritaires de la région.

Un souverainisme stupide et dangereux

C’est pour «protéger» la Tunisie – qui, d’ailleurs, le demandait expressément – que Washington lui a proposé, en 2015, le statut d’allié majeur non-membre de l’Otan, permettant à notre pays de bénéficier d’une coopération militaire renforcée. Et c’est dans ce cadre que les deux pays organisent régulièrement des exercices militaires conjoints et que, depuis 2011, Washington a investi plus d’un milliard de dollars pour aider l’armée tunisienne à faire face à ses obligations, chiffre avancé par le Commandement américain pour l’Afrique, Africom.

En réaffirmant, par ailleurs, l’engagement de son pays envers les valeurs démocratiques et la souveraineté de la Tunisie, à l’occasion de la signature de l’accord militaire cité ci-haut, Mark Esper a sans doute voulu souligner la portée politique dudit accord, qui est la défense et la protection de la démocratie dans le monde, y compris en Tunisie.

Dire aujourd’hui aux Américains de s’occuper de leurs affaires, après avoir sollicité leur aide, notamment sécuritaire et militaire, au nom de la jeune démocratie tunisienne menacée de partout, c’est faire preuve d’une mauvaise fois incommensurable.

On peut certes parler à ce propos d’aide conditionnée, mais dans les relations internationales, aucun pays ne donne rien pour rien, et plus encore dans les pays démocratiques, où les responsables sont tenus de justifier aux yeux du contribuable toute dépense publique qu’ils engagent dans un pays étranger.

Pour conclure, j’invite les pseudo-souverainistes, qui se sont dit choqués par les récentes déclarations des hauts responsables américains sur la Tunisie, à examiner le contenu des accords bilatéraux et multilatéraux signés par leur pays avec ses partenaires étrangers avant d’ouvrir la bouche pour débiter des stupidités.   

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