Agression de Rushdie ou nos mutismes sataniques

Qu’est ce qui serait plus satanique que nos attitudes muettes et pusillanimes face à l’horreur du monde, celle d’éliminer un homme quelles que soient ses idées ? Se taire face à la lâche agression de l’écrivain Salman Rushdie, c’est aussi tuer l’humain qui est en chacun de nous.

Par Adel Zouaoui *

L’écrivain britannique, d’origine indienne, Salman Rushdie, s’est fait lâchement agresser, le 13 août 2022, pendant qu’il s’apprêtait à donner une conférence dans un amphithéâtre de Chautauqua, dans le nord-ouest de l’État de New York, aux États-Unis.

Né dix années après le lancement de la fatwa par Khomeiny contre l’auteur du roman intitulé ‘‘Les Versets sataniques’’, l’agresseur, un jeune américain d’origine libanaise du nom de Hadi Matar, ne semble pas avoir échappé aux discours de la violence de cette époque. La meule du temps n’a vraisemblablement pas tempéré la haine. Celle-ci, hautement contagieuse, se transmet à grande vitesse comme une peste d’une génération à une autre.

Un écrivain rattrapé par le fanatisme

Rappel des faits. A la publication du livre par Salman Rushdie, en 1988, une explosion de colère incompréhensible et insondable secoue les plus grandes métropoles des pays arabes et musulmans. Et pour cause, le roman a été jugé blasphématoire et outrancier contre l’islam. Dans les rues du Caire, d’Islamabad, de Djakarta, d’Alger et de Téhéran les contestations avaient fait rage. Les images de barbus vociférant des menaces de mort contre l’écrivain britannique en brûlant son effigie ont fait le tour du monde. Depuis, Salman Rushdie, sous protection policière, fut réduit à une ombre.

S’il a réussi à avoir la vie sauve une trentaine d’années après, l’écrivain britannique finit par être rattrapé par le fanatisme. Son jeune agresseur n’a jamais lu aucun de ses romans. Il s’est simplement contenté d’idées reçues, de préjugés prêt à penser, à l’instar de ces milliers de déchaînés appelant au meurtre de l’écrivain, ou de ceux d’aujourd’hui qui, sur la toile, jubilent après son agression.

Dans les pays arabes et musulmans, si ce n’est pas la mauvaise joie, c’est le silence radio qui a prévalu. Ni les gouvernements, ni les institutions religieuses, telles les mosquées Al-Azhar, Zitouna, ou Al-Qarawiyyin, ne se sont prononcées contre pareille infamie. Ils se sont tous tus dans un silence assourdissant. Aucune condamnation officielle ou à défaut officieuse ne fut annoncée. Pas l’ombre d’une indignation n’est sortie de la bouche de l’un des muftis.

Le silence abject des partis politiques

En Tunisie, dans le cas d’espèce, pays de la première révolution arabe, tout le spectre politique s’est muré dans un silence incompréhensible, à la limite de l’abject, à la notable exception de Mohsen Marzouk, président de Machrou Tounes qui a condamné fermement l’agression. Cette agression aurait pu être une occasion en or pour ceux qui n’ont eu de cesse, depuis 2011, de brandir l’étendard de la tolérance pour défendre encore plus leurs idées d’ouverture et de liberté. Sauf que nul n’a osé se prononcer sur une pareille abomination. Ni le président de la république, ni les chefs de partis politiques. C’est l’omerta qui s’est installée odieusement et lâchement. Un silence pernicieux, complice. Pas un post sur facebook, pas un tweet dénonciateur. Et pourtant, ce n’est pas seulement Salman Rushdie qu’on a agressé, mais c’est aussi notre liberté de penser à nous autres citoyens du monde.

Force est de constater qu’à travers l’histoire de l’humanité, penseurs, philosophes et scientifiques étaient perçus comme des impies et des apostats. Ces derniers vécurent toutes sortes de calvaires : de l’emprisonnement, à l’exil en passant par les autodafés et les meurtres. Rappelez-vous, dans les années trente, sous le régime nazi en Allemagne, les livres des grands écrivains juifs ont fini dans le feu. Pas loin de nous, en Algérie, Tahar Djaout, écrivain et journaliste, fut tué en 1993 de deux balles dans la tête par un marchand de bonbons sur ordre d’un tôlier. Son seul crime était de s’être engagé contre l’intégrisme qui déferlait sur son pays.

Chez nous en Tunisie, Tahar Haddad fut insulté, dévoyé et traité de tous les noms d’oiseaux pour avoir dénoncé les conditions sociales déplorables de la femme tunisienne et appelé à sa libération. 

Plus loin encore dans l’histoire, Averroès a été dévoyé, lui aussi, pour avoir tenté de réconcilier la philosophie aristotélicienne et la foi musulmane pour un meilleur éclairage de la révélation coranique. Il fut exilé en 1197 en Andalousie et la plupart de ses ouvrages furent brûlés.

En 1632, Galilée fut condamné par l’église pour avoir dénigré le géocentrisme et soutenu l’héliocentrisme. Il fut condamné jusqu’à sa mort à un emprisonnement à vie.

Eviter le moule stérilisant de la pensée unique

Dans toutes ces condamnations aveugles et éhontées, ce sont le poignard, la hache, la corde, le bûcher ou le révolver qui se sont substitués à la plume, à l’argument ou au contre-argument.

Et pourtant, la mission des écrivains, des philosophes, des scientifiques n’est-elle pas celle de nous empêcher de couler dans le moule d’une même et seule pensée, de se suivre comme des moutons de panurge ?

Leur rôle n’est-il pas celui de dessiller nos yeux sur les dangers à venir, de bousculer les monolithismes de nos croyances, de questionner nos convictions, de s’interroger sur nos certitudes trompeuses et illusoires, et somme toute de nous permettre de nous débarrasser de nos archaïsmes, pareilles à des ancres, nous empêchant de poursuivre notre route vers un monde meilleur ?

Certes, nous ne sommes pas obligés de partager les idées de Salman Rushdie, cependant a-t-on le droit de revendiquer son élimination physique.

A-t-on le droit de s’en prendre à qui que ce soit au motif que le contenu de son livre, le thème de son film ou sa caricature dérangent notre tranquillité intellectuelle ?

L’agression contre Salman Rushdie est une énième agression contre notre liberté de penser, contre notre aptitude d’être dans la diversité de nos idées et de nos cultures.

L’attentat contre la vie de l’auteur des ‘‘Versets sataniques’’ est aussi un attentat contre la possibilité d’un monde plus intelligent et plus ouvert. Un monde dans lequel Alika Ogorchukwu, vendeur à la sauvette nigérian, dans une petite station balnéaire à l’ouest de l’Italie, n’aurait jamais dû être battu à mort, sous l’indifférence générale des passants. Qu’est ce qui serait alors plus satanique que les ‘‘Versets sataniques’’, si ce ne sont nos attitudes muettes et pusillanimes face à l’horreur du monde, celle d’éliminer des hommes, saugrenues soient-elles leurs idées ? Se taire face à de pareil outrage, c’est aussi participer largement à tuer l’humain qui est en chacun de nous. Ce qui est en soi la plus inadmissible des ignominies humaines.

* Haut fonctionnaire à la retraite.

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