Réactions en Afrique à l’intervention russe en Ukraine

Les peuples africains ont intérêt à ne pas reproduire le réflexe de «l’ennemi de mon ennemi est mon ami» et à se montrer solidaires avec tous les peuples victimes d’agressions, quels que soient les agresseurs et quelles que soient leurs victimes.

Par Mohamed Cherif Ferjani *

Par rapport à l’intervention russe en Ukraine, les Africains sont partagés : d’une part, ils sont sous les conséquences de cette guerre du point de vue de la pénurie des produits de première nécessité que leurs pays importaient de l’Ukraine et de la Russie; d’autre part ils ne comprennent pas pourquoi les pays de l’Otan, et plus particulièrement les Etats-Unis et les pays européens, dont la France, se mobilisent tant contre l’intervention russe dans ce pays alors qu’ils ont fermé et ferment les yeux sur d’autres interventions dans d’autres pays.

Les Etats Unis sont intervenus eux-mêmes en Irak, en Afghanistan, en Libye, en Syrie et dans bien d’autres pays, la France en Libye, au Mali, et dans d’autres pays, la Turquie au Nord de la Syrie, l’Arabie saoudite et les Emirats au Yémen, sans parler de l’impunité assurée à Israël malgré ses agressions permanentes contre les Palestiniens et ses pays voisins; la Russie elle-même était intervenue en Géorgie (1991-1993) et en Ossétie (en 1992 et en 2008), au Tadjikistan (1992-1997), en Tchétchénie (1999-2009), dans le Caucase (1992-1997), en Crimée et dans le Donbass depuis 2014, en Syrie, en Libye, dans plusieurs pays africains, directement ou par le biais du Groupe Wagner depuis sa création en 2013, etc.

Pourquoi cette logique de deux poids deux mesures ?

Déceptions à l’égard des puissances occidentales

Les Africains ne peuvent pas s’empêcher de voir là une solidarité inhérente aux liens culturels et religieux liant l’Ukraine aux pays européens et à l’Amérique du Nord.

Ils ne peuvent pas non plus ne pas penser à la volonté de l’Otan d’étendre ses bases dans des pays appartenant auparavant au Pacte de Varsovie.

Ils ne sont pas loin de partager sur cette question le point de vue de la Russie qui se dit menacée par l’Otan qui n’a pas tenu ses promesses à Gorbatchev, en 1989, concernant la non-intégration des anciens pays du Pacte de Varsovie à l’Otan, alliance qui a perdu sa raison d’être avec la fin du Pacte de Varsovie.

Par ailleurs, la sympathie à l’égard de la Russie, mais aussi à l’égard de la Chine, se nourrit des déceptions à l’égard des Etats-Unis, de la France, de l’Europe, en raison de leur passé colonial et esclavagiste, des politiques de soutien aux dictatures en place dans beaucoup de pays africains, des catastrophes consécutives à leurs interventions sous couvert de lutte contre le terrorisme, d’aide au développement et de promotion de la démocratie et des droits humains.

Haro sur les politiques néolibérales

Les Africains n’ont pas tort de voir la main des Etats-Unis et de l’Europe derrière les politiques néolibérales imposées à leurs pays par le FMI, la Banque Mondiale, les institutions financières internationales et l’OMC, au nom du nécessaire réajustement structurel, de la vérité des prix, de l’ouverture sur le marché international, de la libre circulation des capitaux et des marchandises, du désengagement économique et social de l’Etat; politiques qui ont aggravé les inégalités entre le Nord et le Sud et dans chaque pays, condamné à la faim et à la misère des millions d’Africains, fermé la porte devant l’intégration des jeunes et des moins jeunes qui se voient condamnés à tenter l’émigration vers les pays riches du Nord ou, à défaut, à rejoindre les groupes armés, les mouvements jihadistes comme Boko Haram, l’Etat islamique du Grand Sahara ou d’autres groupes jouant sur la mobilisation des solidarités religieuses, ethniques, tribales, territoriales, non sans recourir aux trafics de toute sorte.

Déchantant des promesses de développement, de démocratie, de liberté et des promesses de progrès social, jeunes et moins jeunes deviennent des candidats à la mort sur le chemin de l’exil à travers le Sahara et dans les eaux de la Méditerranée, ou en rejoignant les groupes armées du jihad, des guerres ethnico-tribales et des réseaux de trafic de tout genre (contrebande, drogue, vente d’êtres humains comme esclaves, etc.)

Pour une grande partie des Africains, la Russie de Poutine, la Chine, voire la Turquie ou l’Iran, sont des «alliés» pour prendre leur revanche sur le colonialisme, la traite des esclaves, et les nouveaux visages de l’exploitation et de l’oppression incarnés par la France, l’Europe, les Etats-Unis et leurs alliés.

Solidarité avec tous les peuples victimes d’agressions

C’est pourquoi, sans chercher à comprendre les raisons qui ont poussé la Russie à intervenir en Ukraine, ils lui donnent raison rien que parce que l’Europe et les Etats-Unis ont volé au secours de l’Ukraine, sans se soucier du droit du peuple ukrainien à se défendre contre l’agression de son puissant voisin.

Ils ne cherchent pas non plus à faire le lien entre l’intervention russe en Ukraine et d’autres interventions dans d’autres pays ou régions du monde qu’ils dénoncent sans problème. On reproduit le réflexe de «l’ennemi de mon ennemi est mon ami»; on applaudit les coups d’Etats des juntes qui font appel au soutien du Groupe Wagner et de la Russie ou de la Chine ou d’autres pays prêts à prendre la place de leurs rivaux… jusqu’au jour où les nouvelles juntes au pouvoir et leurs soutiens étrangers se trouveront confrontés à de nouvelles émeutes de la faim, de nouvelles explosions de désespoir, ou nez-à-nez avec les groupes jihadistes et groupes armés de toute sorte qui surfent sur la colère des populations à nouveau oubliées, comme on  commence à le voir au Mali, où l’Etat Islamique au Grand Sahara a profité du vide laissé par le départ des derniers soldats français engagés dans l’opération Berkane pour prendre pied dans la région de Gao et Ménaka, près de la frontière avec le Niger.

Les peuples africains ont intérêt à se montrer solidaires avec tous les peuples victimes d’agressions, quels que soient les agresseurs et quelles que soient leurs victimes.

L’histoire a montré qu’il ne faut pas faire confiance à des puissances qui n’ont aucun scrupule à dominer d’autres pays et qui ne cherchent qu’à supplanter leurs rivaux pour conquérir des marchés, piller les richesses, s’assurer des positions stratégiques, sans se soucier du sort des populations des pays qu’elles dominent.

* Professeur honoraire de l’Université Lyon2, président du Haut conseil scientifique du Timbuktu Institute for Peace Studies, Observatoire des radicalités en Afrique.

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