Moncef Chebbi : les chemins de traverse d’un militant politique tunisien

Après son édifiant ouvrage sur ‘‘Salah Ben Youssef’’, Moncef Chebbi, intellectuel et militant politique, vient de publier ‘‘Chemins de traverse’’, la première partie de ses ‘‘Mémoires’’, un livre consacré à une expérience, de plus de quatre décennies, d’activisme politique.

Par Salah El-Gharbi *

Dans cet ouvrage passionnant et passionné, le destin individuel, celui d’un jeune lycéen fougueux et rebelle, épris de liberté et de justice, se mêle à celui d’un monde arabe en effervescence, ébranlé par la débâcle de 1967, ce qui nous donne un récit d’une forte intensité dramatique.

En effet, dès les premières pages du livre, le lecteur est pris par le rythme haletant des événements qui se succèdent retraçant le parcours du jeune Moncef qui, aussitôt libéré de la prison bourguibienne, se voit forcé, quelques mois après, de quitter clandestinement le pays vers l’Algérie, fuyant ainsi «la persécution de la police tunisienne». Et c’est le début d’un long périple, fait d’errance, de rencontres et de situations inattendues où le jeune militant, décidé à se forger un destin historique, n’hésite pas à mener une existence agitée et pleine de périls.

Une longue aventure politique

Ainsi, déterminé à poursuivre son combat, aussi bien «pour libérer le pays du régime totalitaire de Bourguiba» que pour «faire triompher la cause de l’unité arabe», le jeune militant itinérant va, désormais, sillonner inlassablement les pays (le Moyen-Orient, l’Algérie, la Libye, la France, la Suisse…), avant de se décider, plusieurs années après, de rentrer au bercail pour continuer, avec la même passion et la même pugnacité, sa lutte politique.

L’intérêt de cet ouvrage est multiple. D’abord, ‘‘Chemins de traverse’’ se présente comme le récit du parcours initiatique du jeune militant, qui grâce à la rencontre de «Si Brahim Toubel» (qui allait devenir le protecteur et le mentor du narrateur), se lance dans une longue aventure politique.

Ce livre se présente aussi comme l’histoire de la mutation idéologique du jeune homme qui, tout en étant proche des thèses «baathistes», décide, un jour, de rapprocher des «perspectivistes», lors de son séjour parisien, avant de s’en séparer pour participer à la création d’El-Amel Ettounsi (Parti du Travailleur tunisien), une aventure qui ne va pas durer longtemps. Et le voilà notre militant endurci qui se lie aux «communistes» avant de s’associer, sous Ben Ali, aux «unionistes» et contribuer, ainsi, à la fondation de l’Union démocratique unioniste (UDU) à laquelle il va «consacrer vingt-trois ans» de sa vie.

L’univers hermétique du militantisme 

Le mérite de cet ouvrage, où la petite histoire côtoie la grande et où le combat politique devient une façon d’être et de penser, c’est qu’à travers le regard attentif  et percutant du narrateur, il nous est possible de nous introduire dans les arcanes de l’univers hermétique du militantisme (aussi bien des milieux tunisiens que de ceux des pays arabes du Proche-Orient) où les enjeux politiques et idéologiques sont complexes et où les luttes  sont souvent cyniques et féroces.

Toutefois, en relatant les faits, le narrateur se refuse de les commenter. Souvent, la réalité, dans sa cruauté, nous est donnée crue, comme pour la séquence à propos du transport d’argent du Koweït en Irak sous les ordres du dirigeant palestinien Abou Nidhal, un épisode déconcertant raconté sur un ton presque détaché, ce qui ne fait que le rendre encore plus insupportable. 

En fait, si cet ouvrage devait nous interpeller, ce serait parce qu’il représente un précieux document historique sur une époque importante de notre histoire contemporaine, dans la mesure où il témoigne aussi bien de l’arbitraire du régime bourguibien et de ses excès, un régime capable de persécuter une partie de sa jeunesse en lui infligeant de lourdes peines au nom de la «protection de la sûreté de l’Etat», que des turpitudes des milieux des opposants tunisiens aussi bien à l’intérieur qu’à l’étranger, avec leurs querelles de chapelles et leur dogmatisme idéologique souvent puéril.

Rivalités, trahisons et actions

De même, c’est à travers le même regard lucide et vigilant que le narrateur nous livre le compte-rendu de ses voyages au Moyen-Orient, celui de ses rencontres avec de grandes figures de la «Résistance palestinienne», comme Abou Nidhal déjà cité ou Nayef Hawatmeh, et ce, sans aucune complaisance, nous offrant, ainsi, un tableau peu reluisant, voire troublant, celui d’un monde étrange fait de rivalités, de trahisons et d’actions qui frisent le sordide.

Qu’il s’agisse de ses rapports avec ses camarades de combat, ou qu’il s’agisse des enjeux politiques dans le monde arabe, le narrateur fait, la plupart du temps, preuve de discernement. Et même si, parfois, le ton devient amer, un peu aigri, chaque fois qu’il évoque les trahisons des uns ou le manque de reconnaissance des autres.

A l’heure du bilan, notre militant sait toujours se remettre en question sans se renier, se montrer sévère avec certains de ses adversaires politiques sans se départir de sa nature affable. Des décennies après, même s’il lui arrive, parfois, de douter, en reconnaissant n’avoir fait que courir derrière des chimères, («ce n’était qu’un rêve», P.187), le sentiment d’avoir, un jour, appartenu à cette communauté qui était bercée par une utopie, celle de voir le monde arabe uni, suffit à le combler de fierté. «J’appris à aimer, à idolâtrer les figures de proue du Baath et je me sentais moins isolé et plus fort», confie-t-il vers la fin de son long récit.

Dans cette autobiographie politique, tout en rendant compte de son parcours de jeune militant plein d’assurance, fort de ses certitudes et muni d’une grande force de caractère et d’une finesse d’esprit, Moncef Chebbi semble avoir choisi le parti de la discrétion, insistant plus sur la dimension militante du personnage central aux dépens de sa qualité d’homme. Ainsi, tout ce qui ne relève pas des déclarations doctrinaires ou politiques est passé sous silence. Il semble que notre narrateur préfère se barricader derrière le caractère touffu des faits rapportés plutôt que de chercher à faire partager avec le lecteur une part de son intimité avec son lot de doutes ou d’hésitations…

A l’ombre de Brahim Toubel, le père tutélaire

Constamment rattrapé par le feu de l’action, le jeune militant est souvent tendu, sur le qui-vive. Pourtant, le texte fourmille de ces silences qui, de temps à autre, viennent tromper la vigilance du narrateur. Ainsi, à titre d’exemple, tout au long du récit, on sent planer l’ombre du père du «je» dont la présence épisodique au début du livre s’évanouit pour céder la place à celle de «Si Toubel», ce père tutélaire qui  va accompagner le jeune homme, veiller sur lui et guider ses pas, tout au long de son parcours de militant. Même si, à un certain moment, on a le sentiment que ce dernier se laisse impressionner par le charisme du leader palestinien Abou Nidhal, les marques de la bienveillance de «Si Brahim» vont rester indélébiles.

En somme, plus qu’un document retraçant la longue aventure d’un militant politique, le livre de Moncef Chebbi témoigne d’une forte expérience humaine, celle d’un jeune qui abandonne une vie au confort douillet pour se jeter dans l’inconnu, n’ayant d’autre but qu’aller jusqu’au bout de ses rêves, puisant sa force dans le soutien moral que les figures paternelles lui avaient insufflé. Mériter leur estime aurait été la seule récompense qui eût pu le rassurer sur lui-même. Plus que de voir «le monde arabe uni», le rêve de Moncef Chebbi aurait été d’épater son père, qui était grand magistrat, militant destourien, et qui était surtout très proche de Salah Ben Youssef avant que ce dernier n’entre en sédition et, par conséquent, séduit par les thèses unionistes.

* Ecrivain et universitaire.   

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