La Banque centrale de Tunisie, une boîte de Pandore ?

Cette semaine, et alors que l’État est techniquement en faillite, à la merci des bailleurs de fonds, on s’attendait à des explications monétaires crédibles et rigoureuses de la part de la Banque centrale de Tunisie (BCT). Peine perdue, le gouverneur Marouane Abassi a livré une conférence de presse truffée de fausses causalités et de constats approximatifs, dans une large mesure politisés, défendant son bilan personnel, au détriment de celui de la BCT et de la Tunisie dans son ensemble! Ma lecture, preuves à l’appui…

Par Moktar Lamari *

Rien pour redonner de l’espoir aux Tunisiens. Rien pour dire que la BCT fait de son mieux et demande pardon si ses politiques ont été mal comprises ou ont contribué à aggraver le marasme économique actuel. Rien pour parler aux gens déçus par le système bancaire.

Une conférence de presse, en monologue de 2 heures. Avec une communication déstructurée, en franco-tunisois, aride en concepts et maigre en explications fondées sur des données probantes. Le gouverneur n’a pas convaincu, tant sur le fond que sur la forme. Il a multiplié les hors-sujet, les confusions, les amalgames, dans une logique de raisonnement circulaire largement instrumentalisé politiquement.

Le gouverneur savait que le parterre de journalistes présents dans la salle n’était pas totalement content de ses performances. Lui, dont le mandat se termine dans quelques mois, craint forcément pour son maintien en poste. Les médias lui reprochent sa précipitation dogmatique et son va-vite sur l’augmentation du taux d’intérêt directeur. Les études et les faits montraient les méfaits très négatifs et très néfastes de ces hausses automatiques sur l’investissement, sur la création d’emploi et sur la croissance.

Confusion entre corrélation et causalité

La présentation, de 2 heures et de 23 pages d’acétates, a été marquée par d’incessantes confusions entre corrélation et causalité. Et ce n’est pas anodin, pour un gouverneur de banque centrale, censé avoir compris l’importance de la causalité entre, par exemple, les mesures monétaires et leurs résultats.

Les graphiques et les courbes tendancielles ne sont pas en soi des démonstrations, il en faut des preuves économétriques robustes et hors de tout doute (avec marge d’erreur).

On sait qu’il n’est pas dans une conférence scientifique, mais quand même, s’appuyer uniquement sur des graphiques pour générer des extrapolations et affirmer des causalités entre les variables économiques restent inadmissibles, venant de l’institution d’émission monétaire en Tunisie.

Dommage, et je le dis sans avoir jamais rencontré ou fait affaire avec l’actuel gouverneur en personne. Je le dis sans arrière-pensée et sans aucune ambition politique en Tunisie.

Il a le droit d’être faucon et pas colombe en matière de politique monétaire, Keynésien ou Friedmanien, mais il assume ses choix et il doit les avouer aux Tunisiens et surtout dire ses orientations et ancrages dans la pensée économique.

Je m’exprime à ce sujet, connaissant très bien le contexte économique fort délicat de mon pays natal, et c’est par patriotisme que j’émets ces reproches constructifs. Alors que le pays est saigné à blanc par une politique monétaire erratique qui sacrifie tragiquement l’investissement et qui capitalise sur la dépréciation du dinar.

Une boîte de Pandore

Depuis 2011, la BCT s’est érigée en boîte de Pandore! Énigmatique, instrumentalisée politiquement, même si elle est censée avoir acquis son indépendance depuis 2016.

Dans sa présentation, l’actuel gouverneur tente de défendre son bilan, au mépris de la symbolique et de l’historique de l’institution. Et au mépris des fondamentaux de la science économique et des bonnes pratiques en gouvernance monétaire.

Je reconnais aussi que la BCT de l’ère post-2011 a été malmenée, instrumentalisée par tous les politiciens et partis qui ont gouverné le pays depuis! De Moncef Marzouki à Béji Caïd Essebsi, de Rached Ghannouchi à Kaïs Saïed, passant par tous les intermédiaires du sérail, mi- expert, mi- politicien…

M. Abassi a été recruté par un gouvernement et un parlement dominés par les islamistes de Ghannouchi. Et il n’a pas été nommé à ce poste pour rien!

J’ai visionné l’enregistrement de la conférence de presse deux fois plutôt qu’une, tout le monologue, après avoir lu et relu le document ppt. déposé.

Durant ce monologue, le gouverneur s’est cantonné à sa mandature, comme si il doit convaincre de sa valeur ajoutée, comme s’il voyait le vent tourner. Le FMI reproche à la BCT son manque de transparence, l’inefficacité de ses politiques et surtout son incapacité à retrouver la confiance des Tunisiens et Tunisiennes.

Deux Tunisiens sur trois ne font pas confiance en la BCT, selon le dernier World Value Survey (organisme digne de confiance en recherche et issu des universités américaines). Il y a un problème de confiance et de crédibilité, incarnés par le gouverneur qui n’a rien fait pendant la période de la Covid-19, pour soutenir l’économie à passer au travers la crise, comme l’a fait la Bank Al Maghreb, et le reste des banques centrales dans le monde.

Proxy et pensée magique!

Les chiffres ne trompent pas. Et donner du sens (sens making) aux chiffres ne peut pas se faire sans ancrage théorique dans la pensée économique, avec toutes ses écoles de pensées.

Je fais ci-dessous une lecture en 7 points de ce que j’ai pu décoder comme imperfections ou éléments fallacieux dans le discours du gouverneur et du document ppt., utilisé comme illustration.

1- Pour contextualiser, le gouverneur tente de convaincre que pour l’économie tunisienne, les conséquences de la guerre en Ukraine sont pires que les conséquences de la pandémie de la Covid-19. Il n’en donne pas la preuve!

Pourtant la pandémie a fait perdre à l’économie tunisienne plus de 13% de son PIB (25 milliards de dinars) en deux ans. Une crise qui a poussé à la faillite plusieurs centaines d’entreprises et mis à la porte plus de 600 000 employés.

Depuis la guerre en Ukraine, la Tunisie a certes subi de l’inflation et des pénuries, mais pas au point de tomber en récession. Au plus, une baisse d’un point de pourcentage en matière de croissance. Le chômage n’a pas explosé. L’inflation est repartie à la hausse, mais cela n’est que monétaire, rien à voir avoir avec l’économie réelle (chômage et fermetures d’entreprises).

La logique implicite du gouverneur vise à plaider les forces majeures (sècheresse, guerre en Ukraine) pour implorer les bailleurs de fonds internationaux, et endetter davantage le pays, alors que par l’ajustement des taux d’intérêt directeur on aurait fait mieux et sans beaucoup plus de dettes.

2- Le gouverneur a plaidé durant son intervention, mais sans preuves, que les hausses du taux directeur ont permis de neutraliser l’inflation (un tant soit peu). Et cela est très loin de la vérité!

L’inflation est importée dans une large mesure, et de nombreuses hausses des taux d’intérêt n’ont fait qu’empirer la situation. L’argumentaire du gouverneur est dénué de preuves économétriques (avec tests de robustesse). Les graphiques donnent lieu à des intuitions et hypothèses. Des graphiques mis en page en dernière minute, sans numéros et sans sources pour les données utilisées, pour des fins de vérification et d’amélioration.

3- Le gouverneur soutient que la hausse du taux directeur a permis de défendre la valeur du dinar (taux de change). Pas de preuve, surtout que la hausse du taux ne peut avoir tous ses effets que dans un laps de temps de 9 à 12 mois, Ce lag n’est pas toujours lisible sur les graphiques présentés.

Or depuis qu’il est à la tête de la BCT (février 2018), le dinar a baissé de plus de 20,8% face au dollar. Les hausses automatiques du taux d’intérêt directeur ont flagellé l’investissement et donc la capacité à produire et à exporter. Pas besoin de dire que cela ne fait qu’éroder la valeur du dinar, puisque le pays importe de plus en plus, et réduit dramatiquement les stocks de devises disponibles et nécessaires pour la défense du dinar.

4- Plusieurs fois durant le speech, le gouverneur commence par parler d’association et passe très vite à des affirmations de causalité (causes -effets) entre les variables décrites par des courbes tendancielles. Exemple : il affirme qu’en Tunisie, les périodes de croissances élevées ont été toutes associées à des taux d’inflation faibles (le propos est aussi le texte ppt distribué aux journalistes) et stables. Une affirmation fausse, soutenue sans preuve !

C’est nier la théorie de l’économiste Philips (courbe de Philips), et sa relation mythique et négative entre ces deux phénomènes (loi keynésienne). Même les monétaristes les plus orthodoxes reconnaissent la présence de lien de causalité positive et significative entre taux d’inflation et taux de chômage (et donc de croissance). La croissance rapide génère de la surchauffe économique et donc de l’inflation. Ce n’est pas l’inverse, comme le laisse entendre le gouverneur de la BCT. De surcroît, les données économiques de la Tunisie depuis l’indépendance, les périodes de forte croissance ont été des périodes d’augmentation de salaires, de revendication et donc d’inflation.

Pour les économistes avertis, plusieurs explications tenues par le gouverneur ne tiennent pas la route. Raison: les déterminants de ces phénomènes sont multipliés, et entre les facteurs explicatifs, on peut rencontrer des problèmes de la colinéarité, de confidence, ou encore d’endogénéité, dans le jargon des spécialistes.

5- Le gouverneur soutient que les augmentations successives du taux directeur n’ont pas impacté négativement les taux d’investissement en Tunisie, ajoutant dans une page du document et quelques minutes après que le taux d’investissement est passé de 26% du PIB en 2011 à moins de 10% du PIB récemment.

La Banque mondiale a publié l’année dernière un rapport montrant que pour 1200 chefs d’entreprises tunisiennes sondés, la principale entrave à l’investissement c’est le coût du financement, à savoir les taux d’intérêt. Et donc les hausses successives du taux d’intérêt directeur de la BCT.

6- Les propos tenus lors de cette conférence de presse donnent l’impression que le gouverneur fait tout pour justifier ses décisions et les hausses abusives du taux d’intérêt directeur. Il soutient parfois qu’il utilise la règle de Taylor (règle de trois basique) pour décider de l’ampleur de l’augmentation du taux directeur et d’autres fois de la méthode du ciblage de l’inflation, une autre approche recommandée par le FMI pour la Tunisie, et principalement à la BCT. Aucune cohérence dans les propos tenus à ce sujet.

7- Deux sujets sont totalement évacués de la conférence. Le premier porte sur le caractère non concurrentiel du système bancaire tunisien. Le cartel de la trentaine de banques présentes en Tunisie dicte ses choix et comportements collusionnaires à la BCT, et à l’économie dans son ensemble. Aucune concurrence pour faire baisser le taux d’intérêt. Et la BCT ne fait rien pour introduire de la concurrence dans le système bancaire.

Le second porte sur la répression financière qui est à l’œuvre pour exclure 60% des citoyens (des droits à un compte bancaire) et pour adopter des pénalisations et des frais bancaires qui frisent l’imaginaire, avec des infractions instituées par un code de change désuet et d’un autre temps.

Le cartel des banques

Le nombre de banques présente est très élevé au regard de la taille du marché, et c’est pourquoi ces banques vampirisent les entreprises et les épargnants, pour survivre et prospérer.

Tout indique que la BCT adopte un monétarisme de circonstance, un monétarisme instrumentalisé, politiquement opportuniste et qui change au gré des pressions et partis au pouvoir. Un monétarisme sur mesure, et peu fondé sur les évaluations et les données probantes. Et cela depuis 2011.

Les décisions du conseil d’administration de la BCT sont en partie tenues secrètes, on ne sait pas combien ont voté pour ou contre la décision de hausser le taux directeur. Dans les banques centrales qui se respectent, les citoyens sont tenus au courant du détail des délibérations et surtout du nombre de votes pour, et du nombre des votants contre les décisions (sans nommer personnellement les votants).

La BCT doit organiser une conférence de presse ouverte et transparente après chaque réunion de son CA. Soit, au moins une fois par mois! Contre seulement une par an actuellement.

Notons que la BCT a passé toute l’année 2022 sans Plan stratégique, le précédent Plan est venu à échéance en fin 2021. Et le prochain 2023-2025 n’est pas encore publié, on ne sait pas s’il est vraiment élaboré, et comment il l’a été. Surtout que la Tunisie est soumise à une terrible pression, attendant un financement du FMI. Ce dernier demande aux institutions tunisiennes plus de réformes, plus de transparences et moins d’opportunisme politique!

Le président Kaïs Saïed doit demander des comptes à la BCT. Il a intérêt à le faire, rapidement! Il doit comprendre que la plupart des problématiques économiques (pénurie, chômage, pauvreté…) sont expliquées en partie par des politiques monétaires inefficaces et ayant démontré leur échec, depuis un moment.

Aujourd’hui, la BCT est devenue une curieuse boîte de Pandore, incorporant complicité, lobbying et collusions d’intérêts dans le système de prise de décision. Ouvrir cette boîte de Pandore le plus tôt sera le mieux.

La BCT doit faire l’objet de mécanismes de reddition de compte, aux citoyens et leurs élus… et aux élites pouvant comprendre les méandres des politiques monétaires. C’est urgent pour sortir la Tunisie de son marasme économique et pour éviter le pire!

* Universitaire au Canada.

Blog de l’auteur.

Donnez votre avis

Votre adresse email ne sera pas publique.