Mounir Jelili, une légende du handball tunisien vient de nous quitter. Ce compétiteur hors pair, capitaine au long cours et homme au grand cœur mérite d’être mieux connu des nouvelles générations qui n’ont pas assisté à ses exploits dans les années soixante-dix du siècle dernier. L’auteur, qui fut aussi son médecin, lui rend ici un dernier hommage…
Par Dr Mondher Azouzi *
Il y a quelques jours disparaissait Mounir Jelili qui fût l’un des meilleurs, si ce n’est le meilleur handballeur tunisien de tous les temps. Avec tout le respect qui est dû aux très talentueux joueurs de sa génération et de ceux qui leur ont succédé, ayant quasiment tous endossé le maillot national pour forcer notre estime. Mais comme dans tous les domaines, il convient de toujours rapporter la valeur d’une performance en se référant à son contexte. En sachant par ailleurs que dans un orchestre, il peut y avoir beaucoup de grands musiciens, mais il ne peut y avoir qu’un seul chef d’orchestre. Et c’est bien lui qui assurait ce rôle. Tant à l’Espérance de Tunis, sa famille adoptive presque d’état civil en plus d’être si chère à son cœur depuis les petites sections, qu’en équipe nationale, où le capitanat lui revenait de fait.
C’est parce que j’ai eu l’occasion de le connaître comme joueur, qui avait fait ma joie quand j’étais enfant, puis en personne par le hasard des rencontres à Paris, du fait de son suivi médical qui se trouvait relever de ma spécialité, que je me permets de rapporter ici des faits marquants de sa carrière dont il m’avait fait part.
J’ai appris qu’il fût encadré par un autre grand, et qui était à la fois son maître et son mentor. Moncef Hajjar, que Mounir Jelili reconnaissait comme tel, et pour être celui à qui feu Hajjar avait remis le maillot à l’achèvement de sa carrière comme un passage de témoin.
Jeune gringalet mais très talentueux, Jelili avait été repéré par son mentor qui lui prédit une grande carrière avec le flair des grands, ce que l’histoire n’a pas démenti.
Il fût présenté à l’emblématique président du club et de la Fédération tunisienne de football (FTF), feu Chedly Zouiten, dans son bureau, qui tout en l’encourageant pour ses prouesses et le saluant pour avoir intégré la famille espérantiste, l’avait fermement engagé d’être digne de la confiance mise en lui. Avec le recul, on sait maintenant qu’il le fût et avec quel panache ! Car le club, et le président à sa tête, tenaient à rattraper le retard accusé par rapport à l’éternel adversaire et voisin de toujours, le Club Africain, qui avait phagocyté le CA Gaz de l’époque par une fusion extrêmement fructueuse et qui dominait la discipline de la tête et des pieds.
Moncef Hajjar et le fin technicien acrobate Abderrahmane Hammou, transféré du CA, ne pouvaient renverser cette tendance pour se résigner à des défaites itératives lors des derbys puis lors des consécrations de fin de saison.
Un compétiteur hors-pair
C’est l’avènement de la génération dont Jelili était le chef de file qui a fini par renverser la tendance grâce à un poignet magique, des tirs à la trajectoire déroutante et imprévisible qui finissaient au fond des filets. Si ce ne sont pas des feintes spectaculaires et de qualité accompagnées de passes millimétrées permettant de démarquer ses coéquipiers sur les ailes, sinon de trouver le pivot par une passe à travers un trou à rat pour le mettre seul face au gardien adverse, voire de permette aux tireurs athlétiques de se lancer très haut en suspension en couvrant lui-même l’adversaire au marquage par une rotation bloquant à la régulière le vis-à-vis du tireur pour dégager à ce dernier la voie vers les buts.
On sentait chez lui quelque chose de plus par rapport aux autres grâce à un charisme né de sa forte personnalité, de sa capacité à diriger ses coéquipiers, et de les stimuler en permanence en plus de sa capacité à orienter le jeu et d’aller de l’avant. Ce qui avait pour conséquence de haranguer en permanence les foules de supporters.
En compétition locale des clubs, il n’y avait de vraiment décisif, en réalité, que les trois rendez-vous dans la saison, entre les deux voisins de la capitale. Les deux matchs en aller et retour du championnat, déterminants pour le titre de champion, puis la confrontation inévitable en coupe, souvent en finale mais qui se déroulait parfois en demi-finale. Quand le hasard des tirages au sort était pressé de désigner la finale avant la lettre.
Jelili avait habitué le public présent à un rituel d’avant-match et qui était celui du V de la victoire, comme une promesse lancée par lui de remporter la partie. Ce geste était glissé à hauteur de sa hanche aux supporters espérantistes, tout en se tenant debout en regard de la table des juges pour signer la feuille de match. Je ne pourrais jamais l’expliquer mais cela me rassurait quand au résultat final.
J’avoue, curieusement, que cette confiance illustrée par cette promesse ne m’avait jamais trahi pour m’en souvenir durant les dernières minutes très chaudes de chaque derby et un score obtenu toujours au fil du rasoir.
Au sifflet final, il se dirigeait droit vers son pote et gardien de l’équipe adverse pour le prendre dans ses bras et le consoler d’une défaite toujours amère.
Au terme de ces confrontations, et pendant près de dix ans, le public repartait du palais des sports d’El-Menzah, divisé en deux. Ceux qui étaient habitués à être heureux comme des enfants par une victoire toujours étriquée à un ou deux points d’écart. Et ceux qui étaient constamment malheureux d’être passés tout juste à côté. Le comble est dans la constance d’attitude des deux parties demeurée toujours la même et dont je me souviendrai, sans cesse, bien que n’étant qu’un gamin.
L’équipe nationale qui regorgeait de grands talents, précurseurs de la pléiade de joueurs devenus plus tard des stars pour rehausser le niveau du handball tunisien au rang mondial, n’était pas en reste non plus. Tellement Jelili a marqué de son empreinte l’histoire de la sélection, avec un palmarès impressionnant dont une participation à la Coupe du monde de 1967 en Suède, à l’âge de dix huit ans, puis aux JO de Munich en 1972 et de Montréal en 1976, n’étant pas allée jusqu’au bout pour cause de boycott politique, en plus de deux coupes d’Afrique, remportées non sans panache à Tunis puis à Alger, face aux coriaces et éternels concurrents égyptiens et algériens.
«Si» Mounir était le capitaine de la sélection nationale et son maître à jouer dès les années 70. Il était le préféré de l’emblématique entraîneur national roumain Fîran qui en avait fait le leader aux manettes de la locomotive. Ce n’était pas du tout le cas de son successeur, le clubiste Brahim Riahi, que Dieu ait son âme, avec lequel le courant ne passait pas du tout qui lui refusa le capitanat. Malgré la médiation de Foued Mebazaa, alors ministre des Sports de l’époque, les ayant reçus tous les deux dans son bureau, pour une conciliation, mais la rupture était consommée. Le capitanat lui ayant été ôté, il mit un terme à sa carrière internationale.
Une histoire de cœur
Peu de temps après, et toujours en battant, refusant la défaite de son club à Mahdia, face à l’équipe locale, il s’arrache pour égaliser et finit par succomber à une crise cardiaque suite à un trouble de rythme mortel, sauvé in-extremis grâce à la compétence des secours locaux. Mais son cœur n’a plus de compétence motrice, ce qui a exigé une greffe cardiaque réalisée à Paris grâce à l’intervention personnelle et salutaire de l’ancien président défunt Ben Ali. La France avait pourtant décidé depuis des années que les greffes d’organes n’étaient plus ouvertes aux étrangers.
Il était convenu à ce que Jelili se fasse contrôler une fois par an ou une fois tous les deux ans au sein du centre de référence où il avait été opéré avec succès. Des examens sophistiqués devant lui être faits pour éviter le rejet et le risque d’infection virale qui guette tous les transplantés. Bien que ces soins de contrôle et de recherche virale pointus ne se pratiquent pas en Tunisie, les responsables en haut lieu de la «troïka» de 2011 lui ont refusé cette prise en charge de soins, coûteuse pour le retraité qu’il était sous le faux prétexte de la faisabilité de ces examens à Tunis. Il a donc fallu qu’il fasse les frais d’une guerre de règlement de compte post-révolution, qui n’avait été livrée au final qu’aux plus modestes considérés à tort comme les privilégiés du système défait et qui a été prolongé de la même manière mais pour profiter à d’autres. Refus catégorique essuyé par lui, du fait qu’il s’était fait greffer et soigner à l’étranger sous l’ancien régime…
J’ai alors découvert un homme déterminé, extrêmement cultivé et très bien au fait de sa pathologie. Il connaissait tous les virus et leur virulence respective ainsi que la façon de les traiter et l’usage des médicaments immunosuppresseurs en plus de leurs effets secondaires. Il en était de même de la situation du pays qu’il maîtrisait parfaitement bien et à tous les égards.
J’avais compris que cet homme vif et intelligent ne faisait pas que jouer avec ses mains, mais qu’il sollicitait son cerveau particulièrement en compétition. Son second cœur, qu’il avait pourtant appris à apprivoiser, l’a définitivement lâché il y a quelques jours. J’ai la certitude qu’il ne s’y est pas opposé tant il acceptait la volonté de Dieu et «de bon cœur».
Une page de l’histoire du handball tunisien est définitivement tournée avec son départ mais le «captain» demeurera à jamais dans les mémoires de ceux qui l’ont connu comme homme ou comme joueur.
Aujourd’hui, il repose non loin de celui chez qui il avait pour habitude de se rendre, à Sidi Belhassen Chedly, pour des louanges nocturnes auxquelles il tenait par dessus tout et pour en faire, sans le savoir où tout en étant conscient peut-être, un voisin dans l’éternel. Que Dieu ait son âme et fasse qu’il repose en paix au paradis éternel.
* Médecin cardiologue.
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