Tunisie : soixante-sept ans d’erreurs

De l’échec du collectivisme des années 1960 à la révolution confisquée de 2011, en arrivant aux élections de 2019, marquée par la défiance et le rejet d’une élite dévoyée, sans oublier le deal de la honte – Béji Caïd Essebsi – Rached Ghannouchi – ou celui qui a instauré la deuxième «Troïka» composée d’Ennahdha, Qalb Tounes, et Al-Karama…, ce sont 67 années de gâchis et de désespérance pour les Tunisiens.

Par Helal Jelali *

Avant de décliner les détails des errances politico-économiques depuis l’indépendance en 1956, ne faudrait-il pas constater que toute notre élite et même le peuple se sont noyés dans le «récit national» construit par les pouvoirs successifs sans presqu’aucun sens critique.

Certes, un «récit national» est nécessaire pour forger les liens au sein d’une communauté ou d’une nation, mais il ne pourrait se substituer à la réalité des faits et à la vérité de l’Histoire. Le travail historique ne peut aussi se bâtir sur l’émotion, l’esquive et le discours teinté d’ambivalence et d’ambiguïté. 

Le récit national se construit autour de la mémoire collective et des sentiments, souvent irrationnels. Il fait appel plus à l’affect qu’à l’entendement qui permet à tout homme d’appréhender la vérité. Mais la démarche mémorielle ne pourrait jamais remplacer la réalité historique.

Une postindépendance marquée par la violence

Dès le début de l’indépendance, les accros avaient commencé entre Lamine Bey et son Premier ministre Habib Bourguiba à propos des «comités d’éveil», une milice armée créé par le Néo-Destour.

Le Bey évincé, voilà qu’une petite guerre civile menaçait le pays entre les Bourguibistes et les Youssefistes, partisans du chef du parti Salah Ben Youssef. Le bilan est lourd : assassinat de ce dernier à l’étranger et de nombreux morts à l’intérieur du pays parmi ses partisans… «J’ai sacrifié le peu pour sauver le tout», dira cyniquement celui qui se fera appeler le Combattant Suprême.

Au Congrès du Néo-Destour de Sfax en 1955, Bourguiba, sans aucun programme économique, livre le dossier à l’UGTT pour éviter que les syndicalistes rejoignent la dissidence de Salah Ben Youssef. Ainsi l’UGTT devient le premier décideur économique du pays avec, bientôt, la «débâcle collectiviste»

Jusqu’à ce jour, de nombreux historiens continuent d’afficher leur déni: «Mais, il n’y avait pas de menace de famine, le collectivisme nous a permis de construire des infrastructures». Ce fut en vérité des années perdues et des espoirs trahis…

Arguties pour un «récit national» imaginaire.

Le collectivisme de l’ancien ministre Ahmed Ben Salah a arrêté tout investissement étranger et ouvert la porte de l’exode pour certains entrepreneurs tunisiens qui avaient fait fortune après la deuxième guerre mondiale. Le processus de modernisation de l’industrie manufacturière a été gelé. Et aucun historien n’a fait le bilan des dégâts infligés à l’agriculture. Au contraire, les cadres retraités de cette époque continuent d’afficher leur fierté pour un travail bien accompli et bien réussi… L’outrecuidance n’a pas de limite.

Il n’y avait pas dans l’équipe de Bourguiba un seul économiste digne de ce nom. Le meilleur économiste après la guerre était un autodidacte M’hamed Chenik, ancien chef du gouvernement beylical (1942 et 1950-1952), qui avait créé la première banque «indigène» : la Coopérative tunisienne de crédit (1922-1935). Une banque que la France avait tout fait pour la faire couler. Il présidait également la Chambre tunisienne du commerce durant une vingtaine d’années 1922-1940. M’hamed Chnik maîtrisait, avec beaucoup de sagacité, les dossiers de l’industrie manufacturière et de l’agriculture. Sa contribution financière au Néo-Destour n’était pas négligeable. Mais Bourguiba n’a pas voulu faire appel à ses talents, car il le jugeait trop proche du Bey destitué. 

C’est ainsi que pour la création de Société Tunisienne de Banque (STB), le nouveau pouvoir issu de l’indépendance a-t-il fait appel à Serge Guetta, qui terminera sa carrière à la Banque Mondiale.

A la création de la Banque Centrale de Tunisie (BCT), le Zaïm fera appel à Hedi Nouira, associé à un brillant énarque, Mansour Moalla, mais, avec leurs conceptions libérales, ces derniers étaient des extra-terrestres face à l’entregent et à la mainmise sur le secteur du super ministre Ahmed Ben Salah et aux diktats de l’UGTT qui avait «institutionnalisé» la cogestion des services publics et des entreprises nationales.

La suite n’était pas rose non  plus : au Congrès du Néo-Destour de Monastir en 1971, le Zaïm est malade, assez malade et il refuse des élections internes au sein du parti unique. On lui souffle que les gauchistes menacent la sécurité de l’Etat. Qu’à cela ne tienne : on lâchera les islamistes du MTI dans les campus, les lycées et les salles de prière dans les usines. Bientôt, Rached Ghannouchi pourra boire son café avec un nouveau directeur de la sûreté au ministère de l’Intérieur nommé en 1978 par le Premier ministre Hedi Nouira : il s’agit bien de Zine El-Abidine Ben Ali (voir Kapitalis «Les dessous de l’alliance entre le Néo Destour et les islamistes»).

La fin de règne de Bourguiba était marquée par la «stratégie de la tension» et la menace islamiste montée en épingle dans la bataille des clans entre Tunisois et Sahéliens, entre les larbins de Wassila Bourguiba et ceux de Saïda Sassi.

Le gâchis de l’alternance est catastrophique. Ben Ali, avec l’aide directe de puissances étrangères – notamment l’Italie de Bettino Craxi qui terminera sa vie à Hammamet où il est enterré – prend le pouvoir (voir à ce sujet les mémoires de l’amiral italien Fulvio Martini, ancien chef des services secrets Sismi).

L’embellie économique sous le règne de Ben Ali n’a pas profité aux plus pauvres et a été l’œuvre d’un homme qui n’avait adhéré au RCD qu’en 2002. Un expert en équilibre macro-économique : il s’agit de l’ancien Premier ministre Mohamed Ghannouchi. Il faut dire que l’embargo occidental contre la Libye suite à l’affaire de Lockerbie a été une aubaine pour l’économie tunisienne.

Une diplomatie  chaotique

Dans l’affaire de Bizerte, en 1961, l’ami américain s’est abstenu et a refusé de condamner Paris.

La politique de voisinage était turbulente : avec le président  Houari Boumediene, Bourguiba a choisi une politique glaciale. Bourguiba Jr a même demandé à J. F. Kennedy une «coopération militaire intégrée», presque une adhésion totale à l’Otan : refus du président américain pour ne pas fâcher le Général De Gaulle.

Tous les pays du sud étaient contre la guerre du Viêtnam. Mais le père de l’indépendance tunisienne, que dérangeait le leadership arabe et tiers-mondiste de Nasser, a préféré soutenir ses «amis» Américains.

Dans les années 1970, alors que le monde entier avait pris la route des pays du Golfe pour aider à construire les infrastructures de ces monarchies, le pouvoir en Tunisie est entré en confrontation avec l’Arabie Saoudite.

Dans ces pays, nouveaux riches, les conseillers politiques, les médecins, les banquiers, les pilotes et les ingénieurs étaient Egyptiens, Libanais, Syriens, Palestiniens, Américains, Turcs, mais les Tunisiens étaient quasiment absents… Ils tenteront de se rattraper à partir des années 1980-1990. Mais ils avaient perdu du temps précieux et beaucoup de terrain.

Par ailleurs, de 1962 à 1967, presque aucun ministre tunisien n’avait mis les pieds officiellement en France, notre premier partenaire économique. La raison est simple : Bourguiba monopolisait avec son ambassadeur tous les dossiers bilatéraux.

Aujourd’hui, certains diplomates retraités continuent à embellir le «récit  national» avec les prétendues grandes réussites de diplomatie bourguibienne, passant sous silence les couacs et les ratés.

Quelle diplomatie du mythe de la «neutralité positive» quand le Combattant Suprême déclare que la Jordanie n’existe pas et qu’elle est la création de la colonisation britannique (voir vidéo de son discours y afférent)? Cela n’est certes pas faux, mais de tels propos ne pouvaient être tenus par un chef d’Etat soucieux des intérêts de son peuple. 

La politique est un abîme pour les novices

Un ministre avait demandé à Bourguiba «un peu d’argent» pour le distribuer dans une région que l’ancien président projetait de visiter. La réponse du Zaïm fut cinglante : «La pauvreté n’est pas un programme politique».

Nous y voilà : depuis la révolution de 2011, on n’a fait que des promesses pour aider les pauvres: des matelas et des pâtes de Nabil Karoui aux fêtes de mariages et de circoncisions organisés par Rached Ghannouchi, en passant par les candidats pour les législatives se promenant avec une camionnette de moutons à distribuer… La charité pour tout programme politique…

Etait-il sérieux, Béji Caïd Essebsi, alors Premier ministre, lorsqu’il a demandé au Sommet de Deauville, en 2011, un crédit de 25 milliards de dollars sur 5 ans, un montant représentant le double du budget tunisien ?

Etait-il réaliste le ministre des Finances de l’époque, Jalloul Ayed, lorsqu’il a déclaré au micro du journaliste Jean-Pierre Boris de RFI qu’il allait «attirer 100 milliards de dollars d’investissement» ? Il n’a pas attiré le centième de cette somme!!!

Avec la montée de l’islamisme, en 2011, nous avons assisté au début du populisme et du poujadisme violent avec l’apparition des Ligues de protection de la révolution et des groupes extrémistes, comme Ansar Charia.  

Aujourd’hui, personne ne reconnaîtrait que la majorité de l’élite politique des années 2011/2014 faisait le sourire zygomatique au parti Ennahdha. La cupidité a été la grande épidémie de ces années durant lesquelles le chiffre d’affaires des grands restaurants tunisois et ceux de la banlieue nord de Tunis avait battu des records. 

Depuis 2011, aucune réforme, digne de ce nom, n’a été engagée et encore moins menée à terme. La majorité des gouvernements étaient des gouvernements «sparadrap» : ils tenaient la boutique et géraient les affaires courantes, sans vision ni programme ni méthode… 

La rupture démocratique 

La promesse démocratique ayant rapidement fait pschitt, c’est à la rupture démocratique que nous avons commencé à assister… dès 2011 : les militants du défunt RCD ayant vite rejoint les Nahdhaouis et les Nidaïstes. Et tout a fini par capoter.

La genèse de cet échec généralisé est facile à identifier : Bourguiba avait importé la «modernité» en oubliant sa colonne vertébrale : la démocratie. Ladite révolution de 2011 a tenté d’instaurer une démocratie, mais sans le civisme censé la pérenniser.

Le civisme, on le sait, met l’intérêt public et la cohésion nationale au cœur de la démocratie. Quant à la citoyenneté, elle est forgée, d’abord, par un esprit de responsabilité, les droits viennent nécessairement après. Montesquieu parlait, à juste titre, de «l’amour du bien public», lequel nous a dramatiquement manqué depuis 1956.

Ancien rédacteur en chef dans une radio internationale à Paris.

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