Derrière la crise migratoire en Tunisie, il y a les enjeux stratégiques du nécessaire rééquilibrage des rapports Nord-Sud en matière économique et consulaire. Notre pays n’a pas à faire la sale besogne de protéger les frontières maritimes de l’Europe du Sud.
Par Sémia Zouari *
Bourguiba et les pères fondateurs de l’Union Africaine doivent se retourner dans leur tombe devant le traitement de la crise migratoire de nos frères subsahariens par ce gouvernement qui ne peut plus décemment nous représenter, sur le plan éthique et moral.
Les élites tunisiennes sont majoritairement mobilisées pour dénoncer cette situation qui nécessite, en fait, un traitement international au niveau multilatéral.
Au niveau intérieur, l’argument fallacieux de la migration illégale n’est qu’une malheureuse feuille de vigne qui ne peut cacher un racisme d’Etat moralement inacceptable. Cette situation aurait pu être traitée dans le respect de la dignité humaine et avec bienveillance… Avec des préavis, des délais raisonnables, des concertations avec les pays concernés, des régularisations légitimes pour les étudiants et les travailleurs munis de contrats, des exonérations de pénalités pour les ressortissants subsahariens qui veulent rentrer chez eux.
Mauvaises décisions et communication défaillante
Mais voilà, le ministère de l’Intérieur continue de traîner sciemment des pieds pour délivrer des titres de séjour à tous les étrangers, de faire obstruction aux régularisations… Et il reproche finalement aux étrangers ses propres manquements car il est le premier responsable de leur situation irrégulière… Puisque même les étudiants ont été systématiquement précarisés et privés de leur titre de séjour, selon des témoignages concordants !
Notre pays s’est désormais mis au ban de l’Union Africaine et de ses valeurs fondatrices et s’est déshonoré lui-même. Toute la communauté internationale s’indigne de ce qui se passe en Tunisie. Les réactions des pays frères pleuvent et elles sont fondées… la rançon des mauvaises décisions, de l’amateurisme et d’une communication défaillante…. Quand ce gouvernement va-t-il enfin faire marche-arrière et respecter les Droits de l’Homme ? Quand allons-nous reconnaître cette faillite procédurale et morale?
S’il y a eu des cas de criminalité graves et d’atteintes sécuritaires de la part de migrants isolés, il n’est pas humainement acceptable d’en faire porter la responsabilité à toute une communauté et de la stigmatiser jusqu’à provoquer des scènes de lynchage hors de tout contrôle.
Une crise régionale et internationale
Toutefois, il faut saisir l’occasion malheureuse de cette crise pour en tirer des enseignements et rectifier le tir aussi bien dans le contexte régional qu’international.
La Tunisie s’est retrouvée dans la situation difficile d’un pays de transit de l’émigration illégale vers l’Europe, bien malgré elle et au-delà de ses capacités tant économiques et de sa résilience sociale, même s’il est évident que toute une économie s’est structurée autour de cette activité mafieuse particulièrement lucrative.
Cependant, en tout état de cause, la Tunisie n’a pas à s’aligner aveuglément sur la politique algérienne de traitement de la migration subsaharienne car l’Algérie est un cas particulier. Sa dimension actuelle n’est pas celle de l’Algérie historique étant donné qu’elle a bénéficié, lors de la colonisation française, d’un agrandissement exponentiel de ses territoires, aux dépens de tous les pays voisins, dont certains États subsahariens, la France ayant eu l’intention initialement d’annexer ces vastes territoires à sa propre métropole.
Les pays membres fondateurs de l’UA se sont résignés à respecter les frontières héritées injustement du colonialisme mais force est de constater que ces frontières ont empoisonné leurs relations et séparé des populations homogènes tout en faisant cohabiter d’autres tout à fait étrangères l’une de l’autre.
La Tunisie n’a pas à faire la sale besogne
Aujourd’hui l’auto-flagellation des élites tunisiennes concernant la gestion de la migration de nos frères subsahariens ne doit pas nous faire oublier que la Tunisie n’a pas à faire la sale besogne de protéger les frontières maritimes de l’Europe du Sud, au prix de tractations occultes, qui n’honorent personne et dont les montants financiers sont ridiculement dérisoires comparativement à ceux qui ont été généreusement accordés à des pays comme la Turquie et la Grèce pour faire face aux défis sécuritaires de la lutte contre l’immigration illégale.
Simultanément, l’Europe s’est renfermée en citadelle inexpugnable avec une politique de visas punitive, raciste et arrogante à l’encontre des ressortissants des pays du Sud et plus spécifiquement les Africains. Elle les prive de la liberté de circuler même temporairement sur ses territoires; leur bloque le regroupement familial tout en écrémant leurs pays de leurs meilleures compétences, en poursuivant l’économie de traite via des termes d’échanges scandaleusement inégaux où tous les produits du continent sont systématiquement bradés.
Après la colonisation, le pillage des matières premières et des ressources humaines, l’enrôlement forcé de la chair à canon dans les guerres occidentales, voici une autre politique d’exploitation qui a fait de la Méditerranée un cimetière des désespérés de la libre circulation des personnes.
Une situation intenable, une guerre qui ne dit pas son nom… Tout doit changer et les négociations futures ne concerneront pas seulement la Tunisie mais elles se retourneront également contre un Occident dominateur et le mettront en demeure de prendre ses responsabilités et de cesser d’appauvrir les pays du Sud et de leur manquer de respect tout en leur imposant des politiques néo- coloniales déstabilisantes et inhumaines.
* Diplomate.
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