Kaïs Saïed : les leçons à tirer d’une «absence» très mal gérée

Le président de la république Kaïs Saïed est enfin apparu hier, mardi 3 avril 2023, après une absence d’une douzaine de jours sans activité publique qui a suscité une vague de rumeurs sur sa santé. Le mini-drame vécu par les Tunisiens le week-end dernier a donc connu une fin heureuse. Et on ne peut que s’en féliciter, car on avait craint le pire.

Par Ridha Kefi

Mais quant on a déploré les rumeurs ayant enflé au cours des derniers jours sur une soi-disant vacance du pouvoir, les scénarios catastrophes imaginés par certains, de bonne ou de mauvaise foi, et menacé au passage leurs auteurs de poursuites judiciaires, comme l’a fait le ministère public, qui commence à prendre goût à cette chasse aux sorcières, on n’a fait que la moitié du chemin.

L’autre moitié consiste à essayer de comprendre les causes qui ont provoqué la polémique, à en identifier les responsabilités et à prendre les mesures nécessaires pour qu’elle ne se répète plus. C’est la réaction saine de tout homme ou femme politique : tirer la leçons des mauvaises expériences et élaborer un code de conduite qui nous en préserve à l’avenir.

L’a-t-on fait ? Pas encore, si l’on s’en tient aux seules réactions du président Saïed, du ministère public et des partisans du chef de l’Etat qui sont partis à nouveau en guerre contre les traîtres, les corrompus et les comploteurs. Chassez le naturel, il revient au galop !

Tout en espérant que le pouvoir en place tire les bonnes conclusions de ce qui vient de passer, nous ne pouvons ne pas apporter notre part à ce débat constructif et tourné vers l’avenir.

Il y a un pilote dans l’avion

D’abord, l’apparition du chef de l’Etat, au-delà des causes de son absence, sur lesquelles on est restés sur notre faim, comme si cela ne nous concernait pas, nous autres citoyens d’une soi-disant république… cette apparition, dis-je, a mis du baume au cœur de douze millions de Tunisiens qui savent maintenant qu’il y a un pilote dans l’avion, quelle que soit l’idée qu’il s’en font, d’autant que l’avion en question est en train de traverser une zone de turbulence.

Ensuite, on doit à la vérité d’admettre que le pouvoir est en grande partie responsable du mini-drame qu’il a provoqué par sa communication désastreuse, consistant à observer un silence radio, au moment où les premières interrogations sur l’absence du président ont commencé à enfler sur les réseaux sociaux. Et même lorsque les médias, au dixième jour d’absence du chef de l’Etat, ont commencé à relayer ces interrogations et à demander des explications aux autorités, le silence radio s’est poursuivi et personne, ni à la présidence de la république ni à celle du gouvernement, n’a cru devoir mettre fin à la polémique ne fut-ce que par un simple communiqué.

Un président de la république peut attraper froid, avoir une grippe ou tout autre malaise, et ce n’est pas un crime de lèse-majesté que d’en informer le peuple, comme cela a du reste été le cas auparavant, lorsque la présidence de la république avait publié un communiqué annonçant que le président, sur recommandation de son médecin, allait observer un repos total de quatre jours, à partir du 7 février 2020, en raison d’une laryngite. Pourquoi ne l’a-t-on pas fait cette fois-ci, ce qui nous aurait épargné le mini-drame du weekend dernier ?

La réponse à cette question nous permet de tirer la première leçon : à l’époque, la présidence était pourvue d’un directeur de cabinet, d’un porte-parole et d’un chargé des relations avec la presse, postes qui ne sont plus pourvus depuis le départ de leurs derniers titulaires. Est-ce normal et à qui incombe la responsabilité de choisir les femmes et les hommes susceptibles d’occuper convenablement ces postes et de les y nommer ? N’est-ce pas le président lui-même qui, en faisant le vide autour de lui, a, à l’insu de son plein gré, privé l’Etat des moyens d’aller au devant des crises et de les éviter.

Un gouvernement aux abonnés absents

Par ailleurs, à quoi sert un gouvernement si tous ses membres sont incapables d’intervenir pour couper court à des rumeurs, dissiper des malentendus et épargner au peuple une nouvelle crise dont il se serait volontiers passé ?

Est-il normal que le ministre de la Santé se dérobe à une question de journaliste sur la santé du président de la république alors que les rumeurs foisonnaient sur le sujet dans les réseaux sociaux ?

Comment expliquer cette manière qu’ont tous les membres du gouvernement, y compris leur cheffe, d’éviter les journalistes et de se contenter d’organiser des points de presse sur des questions purement techniques relevant de leur département ? Ont-ils eu des instructions en ce sens pour que les questions politiques restent du seul ressort du président de la république ? Et s’ils ont opté eux-mêmes pour cette posture de retrait pour ne pas avoir à assumer les conséquences de certaines décisions politiques de l’Etat ? Mais est-ce la bonne méthode ? La réponse vient de nous être donnée par la dernière crise qui a secoué l’Etat… dans l’absence totale du gouvernement.

Il y a une autre leçon à tirer de cette crise qui a eu pour principale conséquence de mettre sur la table la question constitutionnelle de la vacance, provisoire ou définitive, à la tête de l’Etat. Cette question n’est pas taboue, à ce que l’on sache, et les Tunisiens y ont été confrontés à trois reprises sous quatre présidences : Habib Bourguiba, Zine El Abidine Ben Ali et Béji Caïd Essebsi. Et leur successeur, Kaïs Saïed, professeur de droit constitutionnel féru d’histoire, est bien placé pour le savoir. Or, dans la constitution qu’il a lui-même concocté et fait voter par référendum en 2022, il a prévu qu’en cas de vacance définitive à la tête de l’Etat, c’est le président de la Cour constitutionnelle qui assure l’intérim et organise des présidentielles anticipées. Cependant, force est de constater que cette Cour n’existe pas. Et la dernière crise devrait inciter le président de la république à accélérer le processus de sa mise en place. Aucun retard n’est plus permis à cet égard.

Retour sur le rôle de la presse

Enfin, cette crise nous a interpellés encore une fois nous autres journalistes : qu’aurions-nous pu faire pour l’éviter ou pour en atténuer l’impact sur l’opinion, étant donné que l’Etat refuse carrément de communiquer avec la presse, même dans les moment de crise ?

On a longtemps résisté à la tentation de relayer les interrogations de l’opinion publique sur l’absence du président de la république et on n’a commencé à le faire qu’à partir du dixième jour, car la situation devenait intenable et nous devenions carrément ridicules en parlant de tout sauf du sujet qui préoccupe le plus l’opinion publique.

A ce propos, je me suis personnellement rappelé plusieurs épisodes peu glorieux de notre profession sous les précédents régimes. Lorsque, par exemple, on parlait de la baraka des pluies torrentielles tombées sur le pays et leur impact positif sur la saison agricole, alors que les inondations faisaient des morts passées totalement sous silence par tous les médias. Lorsqu’aussi tous les médias du monde parlaient de l’attentat contre la synagogue de la Ghriba à Djerba, alors que cette information était complètement passée sous silence par tous les médias locaux.

Cette pratique de rétention de l’information s’est répétée à plusieurs reprises après, notamment lors des attaques terroristes de Soliman, dont les médias tunisiens ont parlé quatre ou cinq jours après le déclenchement des affrontements armés entre les éléments jihadistes et les forces de l’ordre.

Allions-nous commettre cette même bêtise aujourd’hui, alors que nous nous targuions de vivre dans une jeune démocratie, en observant un silence total sur une question qui non seulement occupait l’opinion publique mais impliquait l’avenir du pays ? Et en l’absence de réaction officielle qui vienne dissiper les rumeurs et calmer les inquiétudes, qu’aurions-nous pu faire sinon relayer les interrogations et essayer de calmer les esprits ?

Notre responsabilité consiste certes à informer, mais comment pourrions-nous jouer ce rôle qui est le nôtre si les responsables de l’Etat se dérobent à leurs responsabilités, retiennent l’information et contribuent ainsi à attiser les rumeurs sur les réseaux sociaux ?

S’il y a donc quelque chose à déplorer et, surtout, à changer, elle est d’abord et surtout au niveau de la communication officielle, qui, nous l’avions souvent dit, laisse beaucoup à désirer. Et qui provoque plus de problèmes qu’elle n’en résout.

Donnez votre avis

Votre adresse email ne sera pas publique.