Une initiative menée par l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) et plusieurs organisations partenaires vise à résoudre l’impasse politique apparemment sans fin en Tunisie. Bien que peu de détails sur l’initiative aient été révélés publiquement, il est important de rappeler ce que l’UGTT a signalé qu’elle pourrait impliquer et quelle portée réelle elle pourrait avoir.
Par Aymen Bessalah *
Les conditions socio-économiques et politiques de la Tunisie sont dans une spirale descendante depuis un certain temps. Alors que le président Kaïs Saïed continue de démanteler les institutions mises en place lors de la transition démocratique post-2011 au profit des siennes, l’opposition reste fragmentée, impuissante et désormais sous la menace constante de poursuites judiciaires.
Face à des circonstances aussi désastreuses, une attention considérable a été portée sur une nouvelle initiative de dialogue menée par l’UGTT, le plus grand et le plus ancien syndicat du pays. En plus de ses fonctions syndicales, l’UGTT a joué un rôle politique important bien avant 2011, alors que de larges segments de l’opposition se sont tournés vers le syndicalisme comme bastion de la dissidence.
Depuis la révolution, l’UGTT a également joué un rôle de médiation, notamment lors de la crise de 2013 pour laquelle, avec trois organisations partenaires, elle a assuré la médiation d’un dialogue national qui a remporté le prix Nobel de la paix en 2015.
Malgré beaucoup d’anticipation étant donné le rôle politique clé de l’UGTT, on sait peu de choses sur l’initiative et sa longue genèse. Il est donc essentiel d’évaluer cette initiative et ce qu’elle pourrait être en mesure de réaliser, compte tenu de l’impasse actuelle et de la difficulté croissante de trouver une solution politique.
Ce que nous savons
En décembre 2022, l’UGTT a entamé des délibérations officielles avec l’Ordre des avocats de Tunisie (Onat) et la Ligue tunisienne des droits de l’homme (LTDH) pour élaborer une feuille de route politique apportant des solutions à la crise du pays à plusieurs niveaux, appelée Initiative de salut national. Avec le Forum tunisien des droits économiques et sociaux (FTDES), les quatre organisations ont officiellement lancé cette initiative le 27 janvier 2023.
L’annonce a confirmé l’absence de l’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat (Utica), le syndicat patronal qui faisait autrefois partie du Quatuor du Nobel 2015. Les raisons de cette absence sont officiellement inconnues, même s’il pourrait s’agir des craintes d’enquêtes de représailles contre les dirigeants de l’Utica. Depuis lors, peu de déclarations ont été faites concernant l’évolution de l’initiative.
Le nouveau quatuor a indiqué que trois commissions ont été formées pour discuter et proposer des recommandations sur trois questions : les réformes politiques et constitutionnelles, les réformes économiques et les réformes sociales. Ces commissions comprenaient des représentants et des membres des organisations, en plus d’une sélection d’experts dans ces domaines. Les résultats des travaux des commissions alimenteront et rédigeront un document plus développé qui servira de feuille de route. Une fois amendée et approuvée par les dirigeants des organisations, cette feuille de route sera présentée aux diverses composantes de la société civile lors d’un événement national pour recueillir davantage de soutien. Par la suite, les organisations le présenteront enfin au président.
En plus de l’absence de plus d’informations, il y a également eu un manque de clarté sur deux questions assez importantes. Le premier est l’intention de présenter la feuille de route au président Saïed, car ses déclarations et son comportement indiquent qu’il est très peu probable qu’il s’engage dans l’initiative. Ses initiateurs ont d’ailleurs déclaré qu’ils pensaient que le président ne s’engagerait pas avec eux, mais ils ont hésité à révéler quelles mesures seront prises lorsqu’il refusera leur feuille de route.
Par ailleurs, la volonté de présenter la feuille de route au président a été critiquée par nombre de partis comme ne condamnant pas le précédent établi en juillet 2021 et ne rompant pas avec le processus déclenché par Saïed.
De plus, les partis politiques n’ont pas encore été inclus dans cette initiative. Ses initiateurs ont expliqué que le rôle que les partis pourraient jouer serait considéré en fonction du résultat des discussions. Cependant, la raison de la réticence des organisations à inclure des partis est probablement double : elles veulent maintenir une distance avec les partis politiques, d’une part, pour éviter que l’initiative ne soit perçue par le public comme intéressée, et d’autre part, réaffirmer le refus des organisations d’un statu quo ayant précédé le coup de force du 25 juillet 2021. Ce dernier point est confirmé par les déclarations d’un membre de la direction de l’UGTT qui affirme qu’une fois adoptée, l’initiative s’engagerait exclusivement avec des partis qui «ne considèrent pas le 25 juillet 2021 comme un coup d’État».
Selon leurs diverses déclarations après juillet 2021, l’UGTT et les nombreuses organisations de la société civile, y compris les partenaires du syndicat dans l’initiative, n’ont pas considéré les actions de Saïed comme un coup d’État. Depuis lors, la plupart sont passés dans l’opposition, en particulier après que Saïed a adopté le décret 117, par lequel il a monopolisé tous les pouvoirs et a depuis gouverné par décret. Malgré cela, la contestation de l’UGTT porte sur le régime personnel de Saïed, et on pourrait même soutenir qu’elle est enracinée dans le désir du syndicat de préserver son propre rôle politique après 2011.
Il est également important de noter que l’UGTT a une faction pro-Saïed car elle est composée d’un grand nombre de syndicats avec de nombreux membres qui ont des affiliations actuelles ou antérieures avec des partis qui soutiennent actuellement Saïed.
Longue préparation
Cette initiative est la dernière d’une série de tentatives de l’UGTT pour négocier une feuille de route politique après les élections de 2019. Le paysage politique fragile de la Tunisie et le parlement très fragmenté de l’époque ont conduit à diverses impasses qui ont précédé la prise de pouvoir de Saïed.
Ces querelles ont finalement produit une crise politique paralysante sur le plan institutionnel entre Saïed et le chef du gouvernement de l’époque, Hichem Mechichi, ainsi qu’avec le chef d’Ennahdha et président du Parlement, Rached Ghannouchi. L’UGTT rencontrait alors différents acteurs, dont le président, appelant au dialogue, et elle produisit alors une initiative portant sur les points prioritaires à discuter.
Le 30 décembre 2020, le président Saïed a reçu Noureddine Taboubi, secrétaire général de l’UGTT, qui a présenté le contenu de cette initiative. Après sa prise de position qui ne s’opposait pas au coup de force de Saïed, l’UGTT a également partagé en septembre 2021 une feuille de route contenant des mesures urgentes et prioritaires pour orienter l’État d’exception juridique post-juillet 2021 dans une gestion participative et délibérative s’apparentant à une concertation, quelques semaines avant que Saïed ne promulgue le décret 117.
Plus de deux ans après, l’UGTT mène désormais une nouvelle initiative sur laquelle elle est en désaccord avec le président.
Malgré certaines tensions, comme le refus du syndicat de participer au simulacre de dialogue organisé par le président pour rédiger une nouvelle constitution avant le référendum de juillet 2022, la direction de l’UGTT a cherché à maintenir une voie de rapprochement avec le président malgré le désintérêt de ce dernier pour toute discussion.
Tout en continuant d’appeler à une approche participative, le syndicat avait dirigé ses attaques contre le gouvernement plutôt que contre le président lui-même dans l’espoir de ne pas s’aliéner Saïed, et surtout de maintenir l’unité de l’organisation car il existe toujours une faction pro-Saïed dans ses rangs.
Si cette situation reste inchangée, les développements concernant le programme de réforme du FMI, notamment sur les subventions et les entreprises publiques, auxquelles l’UGTT est opposée, ont fourni l’occasion à la direction d’aller de l’avant avec une initiative politique tout en préservant son unité. Sur cette base et sur le refus du syndicat de s’engager avec des partis qui considèrent les événements de juillet 2021 comme un coup d’État, il est prudent de supposer que cette initiative cherche à influencer la trajectoire politique actuelle au lieu d’y mettre fin.
De nombreux points de clivage
Comme mentionné, on sait peu de choses sur le contenu de l’initiative et les lignes directrices de ses délibérations. Néanmoins, il est possible de déduire quels points de discussion seraient abordés dans chaque commission. Par exemple, dans le cas des commissions des réformes économiques et sociales, il est probable que leurs recommandations seront conformes à l’accent mis par l’UGTT sur la préservation des mécanismes de protection sociale. Celles-ci donneraient la priorité à un examen inclusif au cas par cas et à une réforme des entreprises publiques, à l’absence de réduction ou de réforme des subventions, à la révision de la politique économique et à une fiscalité progressive. Cependant, on ne sait pas comment ces recommandations politiques potentielles et d’autres seront divisées en priorités à long et à court terme.
Les clivages au sein des membres de l’initiative se limiteraient alors, comme des rumeurs l’ont également confirmé, au comité des réformes politiques et constitutionnelles. Cette commission aborde plusieurs domaines qui ont été au centre des débats publics bien avant juillet 2021, tels que les amendements à la loi électorale, les lois régissant les partis et les organisations de la société civile, entre autres. Plus important encore, cette commission devra discuter et parvenir à un consensus sur les domaines qui divisent le spectre politique et civique depuis près de deux ans, à savoir la question de la constitution.
La plupart des partis politiques ont boycotté le référendum de 2022 sur la nouvelle constitution et refusent naturellement de le reconnaître à la fois pour les fautes démocratiques dans la tenue du référendum et en tant que produit du régime unilatéral et autoritaire de Saïed. Cela a produit un point de discorde dans toute tentative de négocier une solution politique, en particulier du point de vue du président et des partis qui le soutiennent et qui sont représentés au parlement actuel.
Entre les appels au retour à la Constitution de 2014 et à son amendement, et les appels au maintien de la Constitution de 2022 et à son amendement, l’UGTT ne peut que pousser pour cette dernière, surtout si elle veut que Saïed s’engage dans son initiative. Reste à savoir quels amendements suggérer et ce que pourraient contenir les paquets de réformes politiques et constitutionnelles susceptibles de convaincre le président.
Par ailleurs, la question des dernières élections législatives, qui ont produit le parlement actuel, est également une priorité. Le taux de participation n’étant que d’environ 11%, la légitimité parlementaire est contestée par l’opposition. Le secrétaire général du parti nationaliste panarabe et pro-Saïed, le Mouvement Echaab, Zouhair Maghzaoui, qui avait précédemment déclaré dans des communiqués de presse que le parti s’engagerait dans l’initiative en fonction de son contenu, a récemment déclaré qu’il était trop tard pour cette feuille de route. Pour rappel, Echaab affirmait alors compter environ 20 députés dans le nouveau parlement.
(…) Malgré sa faible légitimité, ce parlement est désormais une nouvelle variable dont il faut tenir compte dans toute solution.
Un autre élément complexe, qui serait difficile à vendre à Saïed, est une forme d’approche de gouvernance délibérative et participative dans la préparation des prochaines élections présidentielles, ainsi qu’un accord sur un format particulier pour cette approche. Certains politiciens tels que Fadhel Abdelkafi d’Afek Tounes et l’ancien député Hatem Mliki ont appelé à un gouvernement d’urgence économique qui donne la priorité aux difficultés monétaires et économiques auxquelles la Tunisie est actuellement confrontée. Ce que l’initiative suggérerait reste inconnu, et quel rôle, le cas échéant, jouerait Saïed dans une telle transition serait également un élément clé de toute suggestion de ce type.
La plupart des partis politiques ont boycotté le référendum de 2022 sur la nouvelle constitution et refusent naturellement de le reconnaître à la fois pour les erreurs ayant entaché la tenue du référendum, produit du régime unilatéral et autoritaire de Saïed. Cela a produit un point de discorde dans toute tentative de négocier une solution politique, en particulier du point de vue du président et des partis qui le soutiennent et qui sont représentés au parlement actuel.
Entre les appels au retour à la Constitution de 2014 et à son amendement, et les appels au maintien de la Constitution de 2022 et à son amendement, l’UGTT ne peut que pousser pour cette dernière solution, surtout si elle veut que Saïed s’engage dans son initiative. Reste à savoir quels amendements suggérer et ce que pourraient contenir les paquets de réformes politiques et constitutionnelles susceptibles de convaincre le président.
Se pose ensuite la question de la date des élections présidentielles. Sur la base de la Constitution de 2014, le mandat actuel de Saïed devrait se terminer en 2024, et il devrait y avoir des élections dans les deux sens étant donné que la Tunisie a actuellement une nouvelle constitution. Bien que des élections présidentielles aient probablement lieu, rien n’empêcherait Saïed de les retarder s’il le souhaitait, car il n’y a pas de calendrier formel dans les dispositions transitoires de la nouvelle constitution.
S’il y a d’autres questions à discuter, comme la décentralisation et le conseil local, ainsi que les autorités constitutionnelles indépendantes, le cœur des débats est sans aucun doute axé sur les amendements à la loi électorale, ainsi que sur les élections législatives et présidentielles. Sur quels scénarios et quelles étapes miseraient la direction de l’initiative, et notamment celle de l’UGTT, seront dévoilés une fois la feuille de route présentée au public.
Les éléments publiquement disponibles sur l’initiative de l’UGTT ne révèlent pas grand-chose, mais ils tendent vers la possibilité très probable de son échec. En plus du manque d’intérêt de Saïed pour s’engager avec tous les acteurs, la feuille de route qui sera présentée a peu de chances de retenir son attention et d’attirer des partis d’opposition, et même des organisations de la société civile.
Traduit de l’anglais.
Source : Timep.
* Chercheur non résident au The Tahrir Institute (TIMEP), concentrant ses travaux sur la gouvernance et l’Etat de droit en Tunisie.
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