La Tunisie a de nouveau prolongé l’état d’urgence nationale d’une année supplémentaire jusqu’à fin 2023. Le pays, connu pour son tourisme, est en état d’urgence quasi continu depuis la révolution tunisienne de 2011. Malheureusement, l’exception semble devenir la règle, notamment avec le récent démantèlement, par le président tunisien Kaïs Saïed, des freins et contrepoids démocratiques.
Par Saoussen Ben Cheikh *
La Tunisie, berceau du printemps arabe, est actuellement aux prises avec une crise politique profonde caractérisée par une succession de 10 gouvernements différents en 12 ans. Les difficultés économiques ont aggravé cette crise politique. Une inflation élevée, un chômage en hausse, de fortes inégalités régionales et une corruption généralisée ne sont que quelques-uns des défis de taille qui tourmentent la nation nord-africaine.
Ces difficultés ont rendu la vie quotidienne de plus en plus difficile pour les Tunisiens, qui sont désormais confrontés à la flambée des prix, à la montée de l’insécurité et à la pénurie de certaines denrées essentielles comme le café, le lait, le pain, etc.
Sans voie claire pour aller de l’avant, les Tunisiens votent avec leurs pieds et quittent le pays, ce qui entraîne une fuite des cerveaux. Cette spirale infernale conduit un nombre croissant de personnes à entrer illégalement en Europe. Kaes, un serveur à Tunis, la capitale, a dit amèrement à Global Voices : «La Tunisie est comme un bateau qui coule. Alors qu’ils tanguent collectivement, les gens recherchent des solutions individuelles pour assurer leur avenir. Ils essaient de s’enfuir pour ne pas couler avec le bateau».
La migration illégale et la recherche de voies légales vers des rivages plus prospères sont devenues courantes, touchant des personnes de tous horizons et de tous âges.
Saïed sauve le pays d’un «péril imminent»
Lorsque les Tunisiens ont élu le président Kaïs Saïed en 2019, ils l’ont fait avec beaucoup d’espoir. Il s’est présenté comme un candidat vertueux, au-dessus de la mêlée des partis politiques, et surtout au-dessus du parti islamique Ennahdha, dont les Tunisiens s’étaient lassés. Il a promis de faire la guerre à la corruption et de redistribuer la richesse et le pouvoir aux pauvres. En 2021, toujours très populaire au milieu de la pandémie de Covid-19 et des troubles politiques, il a déclaré que la Tunisie faisait face à un «péril imminent».
Il s’est accordé les pleins pouvoirs constitutionnels, limogeant le gouvernement et gelant le parlement. Alors que de nombreux opposants et analystes criaient au «coup d’État», beaucoup de Tunisiens étaient soulagés et y voyaient une étape nécessaire pour rétablir l’ordre dans un pays avec une longue histoire d’hommes forts au pouvoir. Khadija, une fonctionnaire à la retraite, a déclaré à Global Voices : «Nous sommes arrivés à une impasse avec une démocratie parlementaire. Le pays était devenu ingouvernable, avec un parlement ressemblant à un cirque dans lequel les bagarres et même les agressions étaient monnaie courante. Accorder les pleins pouvoirs à Kaïs Saïed n’est pas l’idéal, mais pour l’instant, c’est ce dont nous avons besoin. La déception est que nous n’avons rien vu s’améliorer car, en fait, les choses s’aggravent chaque jour davantage.»
Un état d’urgence permanent
Au début de la révolution tunisienne en janvier 2011, les autorités ont déclaré l’état d’urgence. Bien qu’un état d’urgence soit censé être une mesure temporaire et exceptionnelle en réponse à une situation exceptionnelle qui menace l’existence même d’une nation – qu’il s’agisse d’une catastrophe naturelle, de troubles civils, d’une guerre ou d’une pandémie qui ne peut être traitée par des moyens ordinaires –, en Tunisie, elle est devenue un élément permanent de la gouvernance. Cela a accordé des pouvoirs étendus à l’exécutif, transformant l’état d’urgence en une sorte de régime perpétuel.
Dans sa forme actuelle, le projet de loi a une portée incroyable. Dans le cadre de l’état d’urgence, les libertés individuelles telles que les droits de se réunir, de s’exprimer ou de voyager peuvent être suspendus à la discrétion de l’exécutif, sans autorisation judiciaire préalable. Il n’y a pas de limite au nombre de fois que l’état d’urgence peut être déclaré ou renouvelé, et il n’y a pas de durée fixe pour cela. Étonnamment, l’état d’urgence a été prolongé 51 fois depuis 2011, chaque prolongation durant généralement de deux à trois mois. Cependant, en 2021, Kaïs Saïed a prolongé l’état d’urgence pour une durée sans précédent de 11 mois consécutifs, du 31 janvier au 31 décembre 2023, la plus longue période jamais appliquée.
La décision d’invoquer ou de renouveler l’état d’urgence appartient exclusivement au pouvoir exécutif, sans nécessiter l’approbation parlementaire ni le contrôle d’une Cour constitutionnelle, qui doit encore être instituée.
Depuis sa proclamation en 2011, l’état d’urgence a accordé aux forces de sécurité des pouvoirs illimités pour restreindre la circulation des personnes et imposer des assignations à résidence, en recourant souvent à une force excessive et injustifiée sans motif valable. Sous prétexte de «maintenir la sécurité», l’état d’urgence a ciblé un large éventail de citoyens, en particulier des personnalités politiques, des militants, des avocats, des journalistes, des hommes d’affaires et d’autres voix dissidentes.
Les pratiques des autorités tunisiennes ont suscité une vague de critiques tant au niveau national qu’international. Un parti d’opposition, l’Union populaire républicaine, a déclaré: «Nous ne voyons aucune raison de maintenir l’état d’urgence (…) Il n’a été prolongé que pour laisser les mains libres au ministre de l’Intérieur pour régler des comptes politiques sans reddition de comptes ni surveillance.»
Un rapport de l’Onu exhorte les autorités tunisiennes à «prendre des mesures immédiates pour mettre fin à la pratique abusive et illégale en vertu du droit international consistant à étendre systématiquement les pouvoirs exceptionnels accordés aux forces de l’ordre dans le cadre de l’état d’urgence, ce qui normalise de facto ce qui devrait être un régime juridique d’exception».
Au milieu des difficultés économiques et politiques, la récente prise de pouvoir de Kaïs Saïed par le biais d’amendements constitutionnels, la formation d’un parlement fantoche et sa prise de contrôle du système judiciaire signalent une nouvelle tentative d’entraver la transition politique. En tant que professeur de droit constitutionnel devenu président, Saïed a désormais inscrit dans la loi des pouvoirs exécutifs étendus. Cette normalisation anormal de l’état d’urgence place le président au sommet du pouvoir, amenant un étudiant universitaire à dire à DW que «Kaïs Saïed a ramené la Tunisie à l’ère pré-révolutionnaire».
Les calculs géopolitiques des puissances occidentales
Sous la surface, deux courants antagonistes évoluaient en parallèle. Alors que le pays adoptait des idéaux progressistes, tels qu’une presse libre, des élections équitables et une nouvelle constitution en 2014, il continuait également, avec la prolongation de l’état d’urgence, à fonctionner comme sous l’ancien régime autoritaire de Ben Ali. A la différence près qu’il existe désormais une société civile dynamique et une presse libre. Bien que fragiles et sous pression pour maintenir un contre-pouvoir, celles-ci sont également fortement dépendantes de l’agenda et du financement occidentaux.
La réponse de la communauté internationale sera essentielle au processus démocratique de la Tunisie. En tant que seule réussite du printemps arabe, la plupart des acteurs internationaux ne veulent pas la voir échouer. Les puissances internationales peuvent jouer un rôle important en dénonçant le recul démocratique, en offrant des incitations financières pour revenir sur une voie démocratique (comme un prêt du FMI) et en aidant les forces démocratiques à maintenir la Tunisie sur la voie démocratique.
Mais rien n’est sûr. Les actions des puissances occidentales, motivées en grande partie par des préoccupations géopolitiques, peuvent tendre à accommoder les hommes forts arabes par froide nécessité stratégique. Avec un gros plan de l’information sur le front ukrainien, les priorités et les ressources se déplacent vers la lutte contre l’influence russe à l’intérieur et à l’extérieur de l’Europe. La priorité peut être la stabilité à court terme, quitte à fermer les yeux sur la dictature.
Source : Global Voices.
* Directrice du projet Closed States soutenant la liberté d’expression dans les contextes les plus difficiles de conflit, de pauvreté et de répression.
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