Nous sommes tous en liberté provisoire

Ben Ali a imposé une dictature ayant fait régner une certaine paix sociale qu’il a exploitée pour une relance économique et une meilleure condition sociale pour les citoyens. Après trois ans de pouvoir, notre Big Brother actuel n’a fait qu’aggraver le chaos laissé par les Frères musulmans. (1)

Par Mounir Chebil *

Le 6 janvier 2021, dans le contexte des contestations des résultats des élections présidentielles américaines de 2020, des milliers de manifestants radicaux se rassemblent. Sur incitation du président sortant, Donald Trump, ils se lancent à l’assaut du bâtiment du Capitole alors que le Congrès était réuni pour la certification des résultats des élections et la confirmation de  la victoire du nouveau président Joe Biden, dans une tentative de bloquer cette étape finale du processus électoral.

C’est la pagaille totale. Les manifestants franchissent les dispositifs de sécurité et investissent les salles et les bureaux et se livrent à des saccages et à des pillages. C’était en réalité une tentative de putsch. Des morts sont tombés parmi les émeutiers à l’intérieur du Capitole et il y a eu plusieurs blessés dont des policiers.

Joe Biden, bien qu’ayant été menacé en sa personne, n’est pas sorti, ni le jour même ni après, pour faire un discours, tous nerfs tendus et les yeux crachant le feu, pour condamner les manifestants, les traiter de traîtres en connivence avec des puissances étrangères et les accuser de porter atteinte à la sécurité de l’Etat. Il est élu pour travailler. Le soir même, il a signé dix-sept décrets dans divers domaines.

L’urgence d’agir

Le congrès s’est par la suite réuni conformément à la constitution et tout est rentré dans l’ordre sans tapage. Quant aux émeutiers, ils ont été pris en charge par les institutions compétentes sans brouhaha.

Dans ces contrées, les responsables de l’Etat travaillent, ils n’ont pas de temps à perdre dans des commérages stériles. Ils ont des questions d’ordre stratégiques à gérer. Et des problèmes économiques, financiers, sociaux et sécuritaires à résoudre en réponse aux attentes des électeurs et du peuple.

Lorsqu’il était au pouvoir, Trump avait très mal géré la pandémie du Covid. D’ailleurs, c’était l’une des raisons pour lesquelles il n’a pas eu la confiance du peuple lors des élections présidentielles.

Une fois élu, Biden n’a pas perdu son temps à pleurnicher sur le legs catastrophique de son prédécesseur dans la gestion de la pandémie ou dans celle du pays en général. Un tel discours aurait convenu durant la campagne électorale. Mais près son élection, il n’est plus question pour lui de s’attarder sur des vestiges. Il a la responsabilité d’agir, de trouver les solutions, de sauver les vies. Il a été entre autres élu pour un programme économique et social qu’il a une obligation de réaliser. Ces gens-là sont pragmatiques et privilégie l’action à la parole. Ils ne peuvent pas se permettre de vendre longtemps des mirages.

Pendant tout ces derniers mois, de grands mouvements sociaux ont secoué tous les pays de l’Europe Occidentale. L’Angleterre a été paralysée par les grèves et les manifestations pendant des semaines. Ni les manifestants ni les syndicats ni les opposants n’ont été traités de saboteurs, de traîtres ou de comploteurs contre la sûreté de l’Etat.

Il y a eu une crise gouvernementale, elle a été résolue dans le cadre de la constitution et des usages établis. Le gouvernement en place n’a pas eu peur des millions de manifestants sortis dans la rue. Le système est bien ancré et les institutions de l’Etat sont inébranlables et peuvent contenir la grogne sociale.

Des ronds dans l’eau

Les débats au sein du parlement et des partis étaient houleux. Les médias ne faisaient pas de concession, mais personne, ni le Roi ni le Premier ministre n’ont osé accuser qui que ce soit de vouloir fomenter les troubles dans le pays. Le dialogue entre toutes les forces en présence et dans le respect mutuel a fini par calmer les esprits et faire rentrer les choses dans l’ordre.

Dernièrement en France, des millions étaient dans la rue à manifester dans presque toutes les grandes villes contre la loi sur la retraite. Les manifestations étaient parfois violentes. Dirigeants syndicaux, dirigeants de partis d’opposition et parlementaires étaient aux devant des cortèges à crier des slogans contre Macron. Les médias étaient virulents contre la politique du président qui n’a traité personne de trahison ou de conspiration.

Les manifestations sont compréhensibles dans une démocratie, c’est la voix du peuple en colère qu’il faut entendre et respecter, malgré les abus. Macron va à la rencontre du public pour expliquer et appeler au dialogue. Il n’insulte personne, même pas le manifestant qui a jeté une pierre sur un policier ou saccagé une vitrine. Pour lui le Français est citoyen et non un sujet ou un serf. Toutefois, la rue n’a pas à dicter ses lois. C’est à l’Etat de prendre acte de ses revendications et d’assumer ses responsabilités dans le cadre de la loi et de l’intérêt général. 

Malgré les semaines de troubles et de grèves dans tous les secteurs, la vie a continué normalement,  car il y a une personne qui dirige suivant un programme, une stratégie et des institutions qui fonctionnent.

Au pays des serfs qui est le nôtre, les institutions sont marginalisées. La constitution de 2014 a dilué les centres de pouvoir et celle de 2022 les a concentrées entre les mains d’une seule personne qui en dispose comme si elles étaient sa propriété personnelle comme au temps des beys. Et qui n’est pas loin de penser que les hommes d’affaires sont des voleurs, les banquiers des usuriers, les commerçants des spéculateurs, les opposants des comploteurs au service de forces étrangères, les manifestants des fauteurs de troubles, les syndicalistes des saboteurs.

Pour Monsieur propre, il n’y a aucun dialogue à entreprendre avec cette racaille. Seule la pensée unique du Big Brother(2) doit régner sur fond de complots imaginaires contre lesquels tous doivent se mobiliser et gare à la moindre incartade. L’œil du Big Brother est partout, même dans la chambre à coucher. Les deux policiers qui ont arrêté, tard dans la nuit, Monsieur K (3), sans qu’il sache pourquoi, sont à chaque pâté de maisons pour nous rappeler que nous sommes tous en liberté provisoire.

Ben Ali a imposé une dictature ayant fait régner une certaine paix sociale qu’il a exploitée pour une relance économique et une meilleure condition sociale pour les citoyens. Notre Big Brother a aggravé le chaos laissé par les Frères musulmans qu’il a éjectés du pouvoir. Il a augmenté la misère de ses sujets réduits à attendre les aides internationales. Heureusement qu’il y a l’oncle Sam pour penser à ce peuple meurtri  et lui fournir du blé gratuitement. Son ambassadeur a bien été remercié par notre ministre des Affaires étrangères. Allez parler encore de souveraineté ! «Nourris la bouche, l’œil devient bienveillant», dit un proverbe bien de chez nous.

Au lieu d’agir, Big Brother préfère continuer à se plaindre du lourd legs que lui ont laissé ses prédécesseurs depuis l’Homme de Mechta El-Arbi d’il y a 25 000 ans avant J.-C. jusqu’à nos jours, et  à répéter indéfiniment les mêmes refrains : corrompus, spéculateurs, conspirateurs… et à nous vendre des mirages.

La Tunisie a beaucoup de richesses mais elles ne sont pas exploitées, dit-il. Seulement, il n’a pas révélé son programme pour les mettre en valeur. Il y a d’autres choses plus importantes à faire. Il pense sauver l’humanité entière avec sa démocratie participative. Il y travaille d’arrache-pied. Pourquoi le déranger, attendons et laissons-le tourner en rond et faire des ronds dans l’eau ! Celui qui est pressé, qui a faim, qui veut du travail ou qui suffoque, qu’il prenne un bateau pour l’Italie.

* Haut fonctionnaire à la retraite.

Notes:

1- Le titre de l’article est repris de celui d’un film de l’Italien Damiano Damiani.

2- Personnage du roman ‘‘1984’’ de Georges Orwell.

3- Personnage du roman ‘‘Le procès‘‘ de Franz Kafka.

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