Tunisie : l’Assemblée empiète sur les pouvoirs du président

Le problème qui se poserait en décembre prochain à la Tunisie est de savoir qui discuterait et approuverait le projet de loi de finances 2024 dans le cas où le Conseil national des régions et des districts ne serait pas élu et installé d’ici cette échéance. (Illustration : poignée de main entre Kaïs Saïed et Brahim Bouderbala, président de l’Assemblée).

Par Mounir Chebil *

Le projet de la loi des finances pour l’année 2024 devrait être dans ses premières phases de préparation au sein du ministère des Finances, puisque suivant l’article 78 de la constitution de 2022 promulguée par Kaïs Saïed, «le projet de loi de finances est soumis à l’Assemblée au plus tard le 15 octobre. Il est adopté au plus tard le 10 décembre.»

Le problème qui se poserait en décembre prochain est de savoir qui discuterait et approuverait ce projet de loi dans le cas où le Conseil national des régions et des districts ne serait pas élu et installé d’ici cette échéance.

La constitution de 2022 a institué une fonction législative bicamérale partagée entre l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) et le Conseil national des régions et des districts (CNRD).

Aux termes de l’Art. 81 de cette constitution, «le Conseil national des régions et des districts est constitué de députés élus des régions et des districts.»

Pour ce qui est des pouvoirs de ce conseil, l’Art. 84 de cette constitution énonce : «Les projets relatifs au budget de l’État et aux plans de développement régionaux, des districts et nationaux sont obligatoirement soumis au Conseil national des régions et des districts pour assurer l’équilibre entre les régions et les districts. La loi de finances et les plans de développement ne sont approuvés qu’à la majorité des membres présents dans chacune des deux chambres, à condition que cette majorité ne soit inférieure au tiers des membres de chaque chambre.»

Disposition inconstitutionnelle pour combler un vide juridique  

En l’absence du CNRD, l’article 169 du règlement intérieur de cette instance adopté le 28 avril 2023 énonce: «L’Assemblée édicte une loi réglementant les relations entre l’Assemblée des représentants du peuple et le Conseil des régions et des districts. L’Assemblée des représentants du peuple exerce les attributions du Conseil des régions jusqu’à sa constitution». Par conséquent, selon ce règlement, les plans de développement et la loi des finances peuvent être votés uniquement par l’ARP.

Cette disposition n’est pas conforme à la constitution, ni sur le plan formel ni sur le plan fonctionnel.

Sur le plan formel, l’article 169 est entaché d’inconstitutionnalité. C’est une disposition de règlement intérieur qui n’a pas la force juridique d’une loi.

Le domaine de la loi est défini par l’article 75 de la constitution qui énumère les matières qui relèvent des lois ordinaires prises à la majorité des députés présents et les matières qui relèvent des lois organiques prises à la majorité de l’ensemble des députés. Or, le règlement intérieur de l’ARP n’est pas classé dans la catégorie des lois au sens de l’article 75 sus cité. Donc, ce règlement n’est pas une loi, son article 169 ne peut constituer en lui-même une loi réglementant la relation entre l’ARP et le CNRD.

La constitution est précise en cette matière. En effet, son Art. 86 stipule : «La loi organise les relations entre l’Assemblée des représentants du peuple et le Conseil des régions et des districts.» Ainsi, cette relation est du domaine de la loi et non du règlement intérieur. Le règlement intérieur n’a pas la force juridique d’une loi. Ainsi, l’article 169 est entaché d’inconstitutionnalité ce qui le rend nul et de nul effet.

Par ailleurs, l’approbation de la loi des finances et des plans de développement doit se faire par l’ARP et par le CNRD, deux conditions cumulatives, si l’une fait défaut, l’approbation de l’une des instances législatives uniquement entraîne la nullité absolue de cette approbation.

L’ARP a, donc, commis la grande bavure d’avoir amendé, sans aucune habilitation constitutionnelle, un texte constitutionnel par un règlement intérieur, et dérogé ainsi à la constitution.

Cette prise de position porte en son sein une interprétation malencontreuse de la constitution. Or, ce texte se situe au sommet de la hiérarchie des normes juridiques. Tous les textes qui lui sont inférieurs doivent lui être conformes et ne point le transgresser.

En effet, la constitution est aussi un texte d’ordre public qui, en tant que tel, ne peut être interprété d’une manière extensive. Il ne supporte que l’interprétation littérale qui implique qu’il ne peut être ni étendu ni restreint, mais littéralement appliqué et exécuté. S’il y a une lacune constitutionnelle, c’est uniquement par un amendement constitutionnel qu’elle doit être comblée et non pas par un quelconque texte de règlement intérieur de tel ou tel organisme public.

Un article frappé de nullité absolue

Or, la loi réglementant les relations entre l’ARP et le CNRD suppose qu’elle soit préalablement édictée et que les deux instances soient préalablement instituées. Il en découle que le vide juridique laissé par la non constitution du Conseil sus visé ne peut être comblée par une disposition qui n’a pas autorité constitutionnelle. C’est à la constitution de prévoir la solution à l’absence du CNRD. C’est à la constitution de dire si l’ARP peut se substituer au Conseil des régions. L’article 169 du règlement intérieur de l’ARP est inconstitutionnel, il est frappé, de ce fait, d’une nullité absolue qui le range dans la catégorie des textes réputés non écrits. Tout ce qui est pris sur sa base est nul et de nul effet. Une loi des finances qui n’est pas adoptée par le CNRD est nulle et de nul effet. La question des recours contre cette loi ne sera pas traitée dans cet article.

Sur le plan fonctionnel, l’ARP ne peut se substituer au CNRD.

Il faut noter que depuis presqu’une année, la Tunisie vit un vide institutionnel flagrant. Le CNRD n’est pas encore mis en place. Aucun texte n’a encore tracé le découpage géographique des régions et des districts.

Par ailleurs, aucun texte non plus n’est venu préciser les modalités de désignation des membres de ce conseil. Pourtant l’Art. 75 de la constitution édicte : «Sont pris sous forme de loi organique, les textes relatifs aux matières suivantes : les conseils locaux, les conseils régionaux, les conseils des districts et les organismes pouvant acquérir le statut de collectivité locale

Le problème de l’absence du CNRD ne se pose pas avec acuité s’il ne s’agissait que des plans de développement. Ces derniers ne sont nullement des urgences paraît-il.

La Tunisie vit depuis 2011 au jour au jour et chaque ministre n’est qu’un épicier dans son ministère et si le pays devait attendre dix ou vingt ans pour voir un plan de développement se dessiner, cela ne serait pas la fin du monde.

Par ailleurs, il faut laisser le temps au président de la république pour faire avorter les complots contre la sûreté de l’Etat et débusquer tous les ennemis du peuple. Le développement viendra après.

Quoi qu’il en soit et selon l’article 100 de la constitution, «le président de la république détermine la politique générale de l’État, en définit les options fondamentales et en informe l’Assemblée des représentants du peuple et le Conseil national des régions et des districts. Il peut s’adresser à eux conjointement, soit directement, soit par message.» Il en découle que le président peut se passer des plans de développement et se contenter d’informer seulement l’ARP de sa politique générale au cas où il consent à l’élaborer.

L’absence du CNRD se pose quand il s’agit de l’approbation de la loi des finances qui encadre le budget de l’Etat et qui doit se faire à la date fatidique du 31 décembre 2023.

L’ARP n’a pas à empiéter sur les pouvoirs du président

Le vide juridique laissé par la non-constitution du Conseil des régions peut être résolu dans le cadre de la constitution elle-même sans recours au subterfuge de la substitution sus visé. En effet, l’article 104 de la constitution édicte ceci : «Le Président de la République veille à l’exécution des lois, exerce le pouvoir réglementaire général et peut en déléguer tout ou partie au Chef du Gouvernement». Étant détenteur de ce pouvoir réglementaire, l’article 78 de la constitution lui donne d’autres pouvoirs : «Si à la date du 31 décembre, le projet de loi de finances n’a pas été adopté, il peut être mis en vigueur, en ce qui concerne les dépenses, par tranches trimestrielles renouvelables par décret. Les recettes sont perçues conformément aux lois en vigueur.» Si le budget nécessitait des dispositions fiscales nouvelles, telle que la création de nouveaux impôts… donc des recettes nouvelles, un projet de loi portant uniquement sur ces dispositions fiscales nouvelles et indépendant des dispositions du budget lui-même sera transmis par le président pour être adopté par l’ARP conformément à l’article 75 de la constitution qui dit : «Sont pris sous forme de loi ordinaire, les textes relatifs à… la détermination de l’assiette des impôts et contributions, de leurs taux et des modalités de leur recouvrement»

Tant que le chef d’Etat a des moyens d’action pour exécuter une feuille de route traçant la politique générale de l’Etat et un projet de loi des finances non adopté selon les formes constitutionnelles, l’ARP n’a pas à empiéter sur les pouvoirs du président de la république et à se substituer au CNRD.

* Haut fonctionnaire à la retraite.

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