Pour qui roule la Banque centrale de Tunisie ?

Dans cette tribune, l’auteur ne se contente pas de mettre le doigt sur les causes de l’échec de la politique monétaire suivie par l’actuel gouverneur de la Banque centrale de Tunisie, en poste depuis 2018. Il fait aussi des propositions concrètes de politiques monétaires alternatives, qui permettraient à l’Etat de se financer sans bloquer la machine économique et alourdir le fardeau de la dette pour les générations à venir.

Par Dr Sadok Zerelli

Tout observateur qui suit de près l’évolution de la conjoncture économique et financière en Tunisie, ne manquera pas de relever les faits suivants :

– la croissance économique n’a jamais été aussi faible  que depuis 2016 (+2,2% en 2022 et pas plus que +1,23% attendus pour l’année 2023 selon la Banque Mondiale);

– le taux de chômage officiel, sans parler du chômage déguisé qui n’est pas pris en compte, n’a jamais été aussi élevé que depuis 2016 (+18,1% selon les dernières statistiques de l’INS);

– le taux directeur de la BCT n’a jamais été aussi élevé (il a été augmenté à six ou sept reprises depuis 2016, et a atteint aujourd’hui 8% après la dernière augmentation de 100 points décidée il y a quelques mois);

– les banques commerciales aussi bien publiques que privées n’ont jamais réalisé autant de bénéfices et distribué autant de dividendes à leur actionnaires, proportionnellement au nombre d’actions qu’ils détiennent, malgré le marasme économique général et le chômage massif qui règne dans le pays (en moyenne  500 MDT par Banque avec un maximum de 970 MDT pour l’une d’elles, selon  leurs propres rapports d’activité annuels  pour l’année 2022 publiés dans la presse).

Quel rôle pour la banque centrale ?

L’objet de cet article est d’examiner dans quelle mesure ces faits sont reliés entre eux et si oui par quels mécanismes économiques et financiers et quels en sont les retombées en termes d’aggravation des déséquilibres macroéconomique dont souffre l’économie nationale et d’inégalité de la distribution du revenu national ente ceux qui vivent de leur dur labeur et ceux qui vivent du rendement pour ne pas dire de la rente de leurs capitaux.

L’approche adoptée se veut objective, scientifique et même un tant soit peu pédagogique pour contribuer à la diffusion d’une plus grande culture économique et financière de l’opinion publique, mais en aucun cas d’ordre personnel (1).

Le premier lien évident qui apparaît entre ces quatre réalités économiques que personne ne peut contester, car basées sur des chiffres officiels, est l’année 2016, année durant laquelle des députés ignorants de la chose économique et des mécanismes complexes de financement d’une économie, ont voté la loi qui accorde à la BCT non seulement son indépendance économique et financière, ce qui est normal pour une institution de cette importance, mais aussi son indépendance de décision.

Dès son préambule, cette loi de 2016 commence par dénaturer la vocation même de la BCT, dont le véritable nom est «Institut d’émission», en lui attribuant la lutte contre l’inflation comme première mission, à laquelle elle a d’ailleurs lamentablement échoué puisque le taux inflation a atteint deux chiffres (10,1% avec un pic de 10,3% au mois d’avril 2023).

En effet, dans tous les pays du monde et dans tous les ouvrages de théorie monétaire, la première mission d’un institut d’émission est, comme son nom l’indique, d’émettre suffisamment de liquidités sous forme de monnaie fiduciaire (billets et pièces de monnaie) ou scripturale (écriture sur les comptes bancaires) pour permettre à l’économie de fonctionner et à tous les agents économiques (y compris l’Etat) de financer leurs opérations de production, consommation, investissement, exportation, etc., en vue de créer le maximum de richesses et d’atteindre le taux de croissance économique le plus élevé et le taux de chômage le plus faible, objectifs ultimes de toute politique économique qu’elle soit d’ordre monétaire ou réel. 

La responsabilité de la lutte contre l’inflation

La lutte contre l’inflation n’est pas de la responsabilité exclusive de la BCT comme le laisse entendre la loi de 2016 mais relève bien de tous les départements ministériels, en premier lieu celui du Commerce qui doit mettre en œuvre des politiques efficaces pour assainir les circuits de distribution et lutter contre la spéculation (première cause selon moi de l’inflation en Tunisie) et les autres département ministériels qui doivent mettre en œuvre, chacun dans le secteur qui le concerne (agriculture, industrie, énergie, transport, etc.) des politiques efficaces pour accroître l’offre et réduire les coûts de production (deuxième cause selon moi de l’inflation en Tunisie).

D’autre part, Il existe bien une troisième source sur laquelle la BCT n’a aucun pouvoir non plus, que sont chocs extérieurs tels que la guerre en Ukraine et l’inflation importée due aux différentiels de taux d’inflation entre la Tunisie et ses principaux pays partenaires dans le commerce extérieur.

La responsabilité de la BCT dans le processus inflationniste s’arrête au volume de la masse monétaire mise en circulation par l’ensemble du système bancaire dont la BCT qui ne doit pas dépasser les besoins des agents économiques pour ne pas créer des pressions inflationnistes.

Toujours est-il que la priorité accordée par la BCT à sa mission de lutte contre l’inflation au détriment de sa mission infiniment  plus importante de financement de l’économie et de satisfaction des besoins des agents économiques en liquidités et à taux d’intérêt abordables, conformément à l’esprit et au texte de  cette loi de 2016, s’est traduite par un sacrifice de l’investissement, de la croissance économique et des emplois sur l’autel de la lutte «sacrée» contre l’inflation, sans que pour autant la BCT réussisse à maitriser l’inflation qui a atteint deux chiffres, malgré et à cause même de la politique monétaire suivie par la BCT.

Le deuxième fait marquant de cette loi de 2016 est l’interdiction qu’elle fait dans l’un de ses articles à la BCT de financer directement le déficit budgétaire (insuffisance définitive des recettes fiscales et parafiscales de l’Etat par rapport à ses dépenses) ou l’impasse budgétaire (insuffisance momentanée de la trésorerie du Trésor public du fait que les dépenses de l’Etat sont plus régulières que ses recettes), sous prétexte d’empêcher le pouvoir exécutif d’user de son autorité politique pour obliger la BCT à satisfaire ses besoins de financement à court ou moyen terme, y compris s’il le faut par un recours au mécanisme de la planche à billets(2)

Cet article est présenté  par les initiateurs et défenseurs de cette loi de 2016 comme le principal avantage de cette loi de 2016 et un garde-fou imparable pour redresser les finances publiques et lutter contre l’inflation.

En réalité, l’examen approfondi des modalités de mise en œuvre  de cet article montre qu’il n’en est rien et que cet article constitue en fait une bonne illustration du vieux proverbe Tunisien «Moussa El Haj Mouch El Haj Moussa».

La planche à billets pour financer le déficit budgétaire de l’Etat

En effet, dans l’ancien système de financement du déficit ou de l’impasse budgétaire, le ministre des Finances en tant qu’autorité de tutelle de la BCT pouvait prendre son téléphone et appeler le gouverneur pour lui donner pour instruction, au nom du gouvernement, de créditer directement le compte du trésor public détenu à la BCT (qui est l’ordonnateur et le comptable de l’Etat) de tel ou tel montant. Le gouverneur n’a pas d’autres choix que de s’exécuter, ce qui se traduit par une création monétaire sans contreparties réelles que sont un accroissement de la production ou de l’investissement ou de l’exportation ou des flux invisibles (recettes touristiques, transferts des Tunisiens résidant à l’étranger, dons ou crédits accordés par les pays frères et amis ou les institutions de financement internationales telles que le FMI, la BM, la BAD, etc.).

Dans le nouveau système de financement du budget ou de l’impasse budgétaire de l’Etat instauré par  la loi de 2016, le trésor public est obligé d’émettre des bons de trésor à plus ou moins long terme ou des emprunts obligataires à des taux qui doivent être suffisamment rémunérateurs et d’autant plus élevés que le taux directeur de la BCT est élevé, pour que les banques, qui n’obéissent qu’à la loi du profit, acceptent d’y souscrire mais qu’elles peuvent céder dès le lendemain sur le marché monétaire à la BCT qui les règle en créditant leurs comptes détenus chez elle (c’est ce qu’on appelle dans le jargon bancaire le mécanisme de refinancement des banques).

Ainsi, que ce soit dans l’ancien ou le nouveau système, la banque centrale fait bien fonctionner la planche à billets pour financer directement (avant 2016), ou indirectement en passant par les banques commerciales qui se refinancent chez la BCT (après 2016), le déficit budgétaire de l’Etat,  car dans aucun des cas, l’accroissement de la masse monétaire ne correspond à un accroissement effectif de la production de biens ou de services, ou des exportations ou des recettes touristiques ou des transferts effectués par nos résidents à l’étranger ou des dons et prêts accordés par les pays frères et amis ou les institutions multinationales ou bilatérales.

A ce sujet, écouter une directrice générale de la BCT affirmer récemment sur une radio privée que la BCT ne fait plus fonctionner la planche à billets pour financer le déficit budgétaire de l’Etat depuis et grâce à la loi de 2016 est une contre-vérité qui choque tout économiste ou expert financier et constitue un abus de la méconnaissance de l’opinion publique de ce sujet très technique pour lui mentir. 

En réalité, la seule différence entre les deux systèmes, et elle est de taille, est que dans l’ancien système les banques commerciales n’interviennent pas dans le processus de financement du déficit ou de l’impasse budgétaire de l’Etat alors que dans le second elles interviennent en prélevant au passage des marges bénéficiaires confortables qui augmentent automatiquement à chaque fois que la BCT augmente son taux directeur.

Etant donné que les montants manipulés dans ces opérations de financement du budget ou de l’impasse de l’Etat sont à six voire même sept chiffres de dinars, cela explique les profits de plus en plus importants que les banques réalisent et distribuent en grande partie (moyennant quelques retenues pour renforcer leurs fonds propres) sous forme de dividendes à leur actionnaires, proportionnellement au nombre d’actions qu’ils détiennent.

Une autre différence importante à mentionner aussi est que dans le nouveau système, cela coûte plus cher à l’Etat pour financer son déficit budgétaire car il doit supporter des coûts de financement supplémentaires sous forme de rémunération des titres de bons de trésor émis par le trésor et souscrits par les banques commerciales, qui vont finalement enrichir les actionnaires des banques.

Une troisième différence importante aussi est qu’à cause de ce système mis en en place par un des articles de la loi de 2016, on assiste à un détournement de l’essentiel des liquidités dont disposent les banques commerciales vers le financement budgétaire de l’Etat qui constitue des placements sans risques et fortement rémunérés, au détriment du financement des opérateurs économiques (producteurs, investisseurs exportateurs etc.) qui sont les véritables créateurs de richesses et d’emplois.

Ainsi, sans faire de la politique et sans avoir aucune preuve, j’ai tendance à croire Kaïs Saïed lorsqu’il a déclaré que certains articles de lois se vendent à 50 voire 100 000 dinars par article, effectivement des montants dérisoires comparés aux centaines de millions de dinars que les banques et certains de leurs gros actionnaires empochent grâce à un simple article de loi en apparence anodin.

Echec de la politique monétaire de la BCT pour maîtriser l’inflation

Face aux critiques qui émergent de plus en plus non seulement parmi les économistes et experts financiers mais aussi parmi l’opinion publique dont la culture économique et financière ne cesse de s’améliorer, le gouverneur de la BCT répond souvent  par «la politique monétaire menée par la BCT est basée sur une approche scientifique et ses décisions sont collégiales et prises à l’unanimité de  son conseil d’administration».

Sans le démentir et concernant la dimension «scientifique» de la politique monétaire menée par la BCT, il faut savoir que l’économie n’est pas une science au sens où «les mêmes causes produisent les mêmes effets» comme c’est le cas pour la physique ou la chimie ou la biologie, etc., mais une science  humaine parce que la validité des différentes théories économiques dépend avant tout de la rationalité du comportement des agents économiques, de la psychologie sociale, de la sociologie et même de la religion dominante (nous connaissons tous la fièvre de consommation qui s’empare de tous les Tunisiens durant le mois de ramadan et qu’aucune loi ou modèle économique ne peut expliquer).

A titre d’exemple, tous les manuels d’économie indiquent qu’une augmentation du prix d’un bien engendre une baisse de sa consommation, mais cela ne se produit pas toujours. En effet, lorsque les consommateurs pensent à tort ou à raison que l’économie est entrée dans un cycle inflationniste que le gouvernement sera impuissant à maîtriser dans le court terme, ils anticipent une inflation plus rapide dans le futur et ont tendance à accélérer leur consommation qui croit à court terme au lieu de baisser en épargnant moins ou en vendant des actifs réels (c’est ce que Keynes appelle «l’effet d’anticipation» et qui fausse les calculs et modèles économétriques de la BCT et explique pourquoi la consommation intérieure en Tunisie ne diminue pas malgré l’augmentation importante des prix et explique l’échec de la politique monétaire de la BCT pour maîtriser l’inflation comme le prouve le fait que le taux d’épargne nationale n’a jamais été aussi faible (6% du PIB actuellement contre 27% en 2010, ce qui a réduit considérablement le volume des investissements et donc le taux de croissance économique et aggravé le chômage).

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Cette dimension humaine des sciences économiques explique aussi pourquoi il n’y a pas une seule théorie économique mais plusieurs qui préconisent  chacune des politiques économiques différentes et quelquefois même contradictoires pour résoudre les mêmes et principales problématiques économiques. 

Ainsi, en matière de lutte contre l’inflation, les économistes appartenant à l’école monétariste de Friedman, appelée aussi « Ecole de Chicago » (à laquelle le gouverneur de notre Banque Centrale semble appartenir si on en juge par les fondements théoriques de la politique monétaire qu’il applique depuis qu’il occupe cette fonction) préconisent une politique monétaire restrictive sur le marché monétaire et une augmentation du taux directeur en comptant sur l’existence d’une relation mécanique entre la masse monétaire en circulation et le niveau général des prix appelée « Equation
de Cambridge »
(ce que les économistes appartenant aux autres courants de pensée contestent), les économistes appartement à l’école keynésienne proposent au contraire de déminuer le taux directeur pour favoriser les investissements en comptant sur l’existence d’un effet multiplicateur et même accélérateur entre l’investissement et la croissance économique de sorte que la monnaie créée dans ce processus soit peu inflationniste car basée sur un accroissement réel de la production, tandis que les économistes qui appartiennent à l’école néolibérale ne préconisent ni d’augmenter ni de baisser le taux directeur qui sert de base pour le calcul de l’intérêt mais de laisser le libre fonctionnement du marché fixer un taux d’intérêt qui assure l’équilibre entre la sphère réelle et la sphère monétaire de l’économie. 

Dans ces débats théoriques, il est clair que les convictions personnelles et l’adhésion du gouverneur de Banque centrale à telle ou telle école de pensée économique est déterminante pour arrêter la politique monétaire de la BCT car les autres membres du CA sont des représentants des divers ministères (agriculture, industrie, tourisme etc.) qui sont des spécialistes de leur domaine d’activité mais qui n’ont pas une formation économique suffisante pour proposer des politiques monétaires alternatives et ne peuvent en fait qu’avaliser celle proposée par la gouverneur. Même les deux économistes universitaires que le gouverneur nomme dans son CA le sont sur la base d’affinités idéologiques et d’appartenance à la même école de pensée économique (j’imagine mal un gouverneur qui s’entoure d’économistes qui ne partagent pas ses idées), quand ce n’est pas sur la base d’amitiés personnelles.

Propositions concrètes de politiques monétaires alternatives

Cette analyse critique des dispositions de la loi de 2016, de ses impacts sur l’économie nationale serait incomplète si elle ne se termine par des propositions concrètes de politiques monétaires alternatives, car comme le pense certainement la majorité des lecteurs, il est toujours plus facile de critiquer lorsqu’on n’est pas aux postes de commande et qu’on n’assume pas de responsabilités.

Loin des querelles entre économistes et de la guerre entre écoles de pensées économiques, la politique monétaire que je propose pour la Tunisie, de par ma formation économique et mon expérience internationale, consiste dans la combinaison des politiques monétaires suivantes dont l’efficacité n’est pas tributaire de la vérification ou non en Tunisie de telle ou telle hypothèse de base théorique, comme c’est la cas pour la politique monétariste basée sur le taux directeur (vitesse de circulation de la monnaie constante, existence d’un bon mécanisme de transmission entre la sphère réelle et la sphère monétaire de l’économie, etc.).

La politique du taux de réserve obligatoire : la première mission d’une banque centrale, avant même celle de la lutte contre l’inflation, est de veiller à la préservation du système bancaire et à la solvabilité des banques commerciales dont dépend la pérennité de l’ensemble du système bancaire qui est basé uniquement sur la confiance des operateurs économiques, sans laquelle il s’écroulera. Pour remplir cette mission, la BCT impose, par une simple circulaire adressée aux banques commerciales, de maintenir un minimum de réserves obligatoires pour faire face aux retraits des déposants.

En pratique, cela se traduit par le respect d’un certain nombre de ratios financiers prudentiels, qui varient selon le type de dépôt reçus de ses clients (à vue, à terme, compte d’épargne, bons de caisse, etc.). On démontre mathématiquement que la capacité des banques commerciales à créer de la monnaie sous forme scripturale est inversement proportionnelle au taux moyen de réserves obligatoires. Par exemple, une simple augmentation de 5% du taux moyen de réserves obligatoires, engendrera une baisse de 20 fois de la capacité de création monétaire des banques commerciales qui sont les premières responsables de l’accroissement de la masse monétaire en circulation (environ 80% de la masse monétaire en circulation, au sens courant M2, est sous forme scripturale c’.’est-à-dire écritures sur les comptes des banques, contre seulement 20% sous forme de billets de banques).

L’inconvénient si on peut dire de cet instrument de politique monétaire est qu’il se traduit par une baisse considérable du chiffres d’affaires que les banques commerciales peuvent réaliser et donc de leur capacité à faire des profits.

Cependant, si on part du principe que la BCT est au servie de l’économie nationale et non pas des gros actionnaires des banques, cette politique du taux des réserves obligatoires pourrait être appliquée avec un succès garanti car elle ne dépend d’aucune hypothèse théorique.

La politique de l’encadrement des crédits : elle consiste pour la la BCT d’imposer, par circulaire aux banques commerciales, de détenir un portefeuille de créances qui reflète une certaine répartition par type de crédit, secteur d’activité, taille d’entreprises, etc.

Un des avantages de cette politique est qu’elle permet d’orienter les crédits accordés par le système bancaire vers les secteurs/opérateurs économiques dont le développement est jugé par l’Etat comme prioritaires ou stratégiques. Elle constitue aussi un bon moyen pour améliorer le mécanisme de transition entre l’économie réelle et l’économe monétaire, condition de base pour l’efficacité de toute politique monétaire.

Un autre avantage important est que, contrairement à la politique du taux directeur appliquée par la BCT qui est «aveugle» au sens qu’elle impacte d’une façon indifférenciée tous les opérateurs économiques qu’ils soient des consommateurs ou  des producteurs ou des investisseurs ou des exportateurs, la politique de l’encadrement du crédit permet de différencier les taux d’intérêt en imposant des taux plus faibles dans les secteurs jugés prioritaires par l’Etat (le ministère de l’Economie) et des taux plus élevés dans les secteurs jugés non-prioritaires.

Par exemple, pour un même taux bancaire de TMM+4 points de marges bénéficiaires des banques, soit environ 12% actuellement, la BCT impose aux banques d’appliquer 8% pour les crédits destinés par exemple à la construction de maisons en raison de leur impact positif sur l’activité du secteur des BTP et la création d’emplois et de rattraper leur manque à gagner en imposant 16% pour les crédits par exemple d’achat de voitures de luxe ou de yacht, sources d’hémorragie en devises.

Cette technique bancaire a été appliquée avec succès par la BCT durant des décennies mais est tombée en désuétude depuis l’adoption de la loi de 2016 qui lui a accordé l’autonomie de décision et n’a prévu aucun canal ou processus de coordination avec les autres départements ministériels en charge la politique de développement décidée par le gouvernement, en particulier le ministère de l’Economie nationale. Le seul mécanisme prévu par la loi de 2016 pour la coordination avec la politique développement suivie par le gouvernement est la présence dans le CA de la BCT de représentants des autres départements ministériels, qui y assistent en fait par toucher leurs jetons de présence avant tout et servir de couverture à la politique monétaire menée par la BCT. (3)

La politique de l’Open market: elle consiste pour la BCT d’intervenir tous les jours sur le marché monétaire, soit pour «éponger» l’excès de liquidités dans l’économie si elle juge qu’il y a des pressions inflationnistes ou que l’économie «surchauffe», en cédant aux banques à des cours intéressants pour elles les titres financiers publics et privés qu’elle détient, soit au contraire d’injecter de la monnaie dans l’économie en offrant de racheter aux banques à des cours intéressants pour elles les titres de créances publiques ou privés qu’elles détiennent.

Dans les pays anglo-saxons, précurseurs de la théorie financière et champions de l’orthodoxie financière, la technique de l’Open market constitue l’instrument d’intervention privilégié des banques centrales, à cause de sa souplesse qui permet d’ajuster et de doser chaque jour le volume de la monnaie en circulation aux besoins réels de l’économie sans créer de pressions inflationnistes.

Certes, la FED aux USA et la BCE en Europe ont bien augmenté récemment leur taux directeur pour essayer de lutter contre l’inflation déclenchée par la guerre en Ukraine, mais cela reste des mesures exceptionnelles et pour passer d’un taux directeur pratiquement nul à près de 3% actuellement.

De toutes les façons, prendre exemple sur ces pays où l’économie est en surchauffe et le taux de chômage très faible (3% à 4% aux USA) pour appliquer la même politique du taux directeur alors que l’économie tunisienne est en pleine récession et le taux de chômage y est très élevé (18%) reviendrait pour un médecin de prescrire le même remède à un malade atteint du diabète de type 1 qu’à un autre atteint du diabète du type 2 ! 

D’ailleurs, plusieurs économistes et non des moindres, dont Christine Lagarde, directrice générale de la BCE, ou Dominique Strauss-Kahn, ex-directeur général du FMI, ou Georges Stigler, Prix Nobel d’économie pour l’année 1982, ont accordé récemment des interviews publics pour mettre en doute l’efficacité d’une politique monétaire basée sur le taux directeur, comme celle menée par la BCT, pour maîtriser l’inflation  qui continue d’ailleurs de croître et aussi bien aux USA que dans les principaux pays européens malgré le relèvement des taux directeurs décidés par le FED et la BCE.

Enfin, prétendre que c’est le FMI qui impose à la BCT de suivre la politique monétaire qu’elle applique ne correspond à aucune vérité. En effet, si la maîtrise de l’inflation est effectivement l’une des conditions que le FMI impose à chaque pays et en particulier à la Tunisie pour débloquer ces malheureux 1,9 milliard de dollars qu’on quémande depuis maintenant plus de deux ans (le mot est juste aussi blessant soit-il pour notre fierté nationale dont parle Kaïs Saïed), il laisse le gouverneau de chaque banque centrale le choix des moyens pour y parvenir : augmenter le taux directeur ou celui des réserves obligatoires, recourir à l’encadrement des crédits ou aux opérations d’open market, etc.

La conclusion à tirer de cette analyse économique, que beaucoup trouveront à juste raison trop longue et trop technique (il est difficile de faire autrement compte tenu de la complexité du sujet traité) n’est pas une réponse directe à la question objet du titre de cet article (pour qui roule la BCT?) car mon rôle d’économiste s’arrête à expliquer/vulgariser certaines concepts ou théories économiques, mais pas de juger que seule l’opinion publique est en droit de faire en fonction de ses propres évaluations et convictions.

Cependant, en restant sur un plan strictement technique et loin de la politique, mon intime conviction est que la loi de 2016 qui accorde son indépendance de décision à la BCT doit être supprimée sinon profondément révisée car, qu’elle contribue à l’enrichissement des actionnaires des banques ou pas, elle ne remplit pas la condition nécessaire pour la réussite de toute politique monétaire quelle que soit sa nature pour lutter efficacement contre l’inflation, à savoir l’existence d’un bon mécanisme de transmission entre l’économie réelle et l’économie monétaire, comme d’ailleurs l’a relevé avec perspicacité le logiciel d’intelligence artificielle ChatGPT 4 (voir mon article intitulé « La politique monétaire de la BCT jugée par l’IA » publié dans Kapitalis) et que l’idée même d’indépendance de la BCT (une recommandation de l’école monétariste de Chicago qui est loin de faire l’unanimité parmi les économistes) ne peut que détériorer.

Sur un plan plus général, ma propre évaluation de la politique monétaire menée par la BCT depuis cette loi de 2016, ainsi que celles menées dans d’autres secteurs aussi vitaux pour l’avenir de ce pays tels que la protection de l’environnement, l’éducation, la santé, etc., m’inspire la réflexion d’ordre sociologique/philosophique suivante, que je laisse le soin à chaque lecteur/lectrice de méditer.

Nous, la génération de l’après-indépendance, qui ont profité de l’école gratuite et des bienfaits de l’Etat-providence mis en place par Bourguiba, qui avons étudié et voyagé dans un monde sans visas, ni VIH-Sida, ni Covid-19, ni terrorisme, ni chômage structurel, avons fait des carrières professionnelles fulgurantes à cause du vide laissé par le départ des Français après l’indépendance, avons construit de belles maisons à El Menzah ou El Manar et des résidences secondaires à Hammamet ou Sousse, nous tous, y compris ceux qui n’ont jamais occupé un poste de responsabilité dans l’administration comme moi même mais qui, par leur silence, ont laissé faire, devrons avoir honte de léguer à la génération suivante une économie au bord de l’effondrement, un pays en état avancé de délabrement avec, «cerise sur le gâteau», 132 milliards de dinars de dette extérieure (soit, pour une population totale de 12 millions, un montant de 11 000 dinars de dette extérieure par habitant, enfants et vieillards inclus), selon les chiffres officiels, qu’elle mettra des années à rembourser par le fruit de son travail.

Faire tout porter à Ennahdha, Ben Ali, Bourguiba, l’impérialisme américain ou français, etc., est trop facile.

C’est nous les technocrates et décideurs d’hier et d’aujourd’hui (économistes, banquiers, ingénieurs, médecins, enseignants, etc.) qui avons mal géré ce pays chacun(e) dans son domaine, et dilapidé ses rares ressources, ne laissant d’autres choix à la génération suivante qu’émigrer par milliers légalement ou illégalement, avec ou sans visas, par avion ou sur des embarcations de fortune.

Parler à ce sujet de «crimes économiques» commis par la génération précédente envers la suivante n’est pas un excès de langage mais une vérité que nous devons tous avoir l’honnêteté intellectuelle de reconnaitre et de s’en excuser auprès de la génération qui nous a suivis et même de celles qui vont naître et vivre dans ce beau pays qu’est le nôtre!

* Economiste, consultant International.

Notes :

1- Pour lever tout équivoque à ce sujet, je précise que l’actuel Gouverneur de la BCT est un ex-collègue d’enseignement à l’IHEC pour qui je n’ai que du respect en tant que personne, mais cela ne m’empêche pas  de critiquer la politique monétaire qu’il met en œuvre depuis qu’il est à la tête de l’institution , car j’estime à tort ou à raison, que  l’intérêt général du pays doit être placé au dessus des considérations de personnes.

2- Celui-ci n’est point une machine pour fabriquer des billets de banques mais un jeu d’écriture comptables sur les comptes du Trésor et des banques commerciales détenus à la BCT.

3- A ce sujet, on se souvient tous du tollé général qu’à déclenché le lobby de la BCT lorsque le ministre de l’Economie, Samir Saied a osé déclarer à un média local, qu’à son avis, la dernière augmentation de 100 points du taux directeur de la BCT était trop élevée et qu’une augmentation de 50 ou 75 points aurait suffit.

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