Malgré sa carrière exemplaire, l’apparence physique et les tenues sportives de notre championne nationale de tennis Ons Jabeur, qui sont conformes aux standards internationaux de la discipline, provoquent des polémiques et lui valent des commentaires humiliants de la part de certains esprits chagrins.
Par Ikbal Gharbi *
Présentée comme la première femme musulmane, arabe, maghrébine, nord-africaine et tunisienne en finale des plus prestigieux tournois mondiaux de tennis, Ons Jabeur inspire toute une génération de sportives. L’icône du tennis féminin en Tunisie a réussi à se construire et se frayer un chemin vers le sommet du tennis mondial, en gagnant une place au top 10 du classement WTA.
Ons Jabeur, sereine et épanouie, savoure ses multiples succès et ses qualifications. Notre championne profite de la joie du public qui lui a attribué le surnom de «ministre du bonheur».
En 2021, pendant la crise Covid, la championne, patriote et engagée, avait mis aux enchères sa raquette des quarts de finale du tournoi de Wimbledon parce qu’elle ne pouvait pas voir son pays traverser une mauvaise passe sans intervenir : «L’argent servira à acheter des médicaments et les équipements médicaux nécessaires», avait-elle déclaré.
Des esprits chagrins
Malgré cette carrière exemplaire, l’apparence physique et les tenues sportives de notre championne, qui sont conformes aux standards internationaux de la discipline, provoquent des polémiques et lui valent des commentaires humiliants de la part de certains esprits chagrins.
Ces polémiques ont aussi entaché la carrière de notre brillante championne Habiba Ghribi. La fabuleuse athlète, qui remportait sa médaille d’argent olympique, avait suscité la colère des extrémistes, offensés par sa «tenue dénudée et indécente», avec son short, ses cuisses et son ventre nus, qui ne correspondaient guère de l’idéal féminin islamiste ! Certains illuminés ont même appelé à déchoir l’athlète olympique de sa nationalité ! Le corps féminin demeure pour certains une provocation insupportable.
Depuis les attaques des partisans du Front islamique du salut (FIS) algérien contre Hassiba Boulmerka, championne du début des années 1990, en passant par la campagne de dénigrement à l’encontre de Habiba Ghribi en 2015 et la polémique contre Ons Jabeur en 2023, certains en sont donc toujours au même point.
En effet, si pour la majorité des humains, le corps sportif féminin se fonde sur deux piliers : l’endurance physique et la force mentale, certains le réduisent à la seule expression sexuelle, en le catégorisant dans la rubrique «awra» ** ! Si pour nous tous, le corps de Ons ou de Habiba matérialise la persévérance, la discipline, l’effort, l’ambition, l’engagement, et symbolise le travail sur soi et le respect des principes éthiques universels du sport, il demeure pour certain un corps exclusivement sexué et impur !
L’obsession du corps féminin
Dans toutes les cultures et jusqu’à nos jours, les inégalités du genre persistent. La féminité et la masculinité sont souvent mises en scène à travers le corps et s’expriment par des techniques corporelles spécifiques, de la fête de la naissance jusqu’aux rituels de la mort. Des postures et des attitudes, une allure et une gestuelle différenciée perpétuent la division des rôles et emprisonnent les individus dans les déterminismes biologiques. Aux hommes le «faire», aux femmes le «plaire». Dans ces catégorisations du masculin et du féminin, de la «masculinité» et de la «féminité», s’imbriquent le culturel et le religieux, l’inné et l’acquis, la nature et la culture…
Cependant en terre d’islam, le corps féminin est une obsession ! Se situant entre les données de la nature et les potentiels de l’imaginaire, le corps féminin a toujours été le lieu par excellence des projections, des fantasmes inconscients et pour la fabrication de symboles.
Dans la culture musulmane, ces symboles sont :
– la nation, l’oumma dont la racine et oum (mère);
– la terre, la patrie (al-ardh);
– l’honneur social (al-charaf);
– l’honneur sexuel de la famille (al-ârdh).
Tout d’abord, le corps des femmes symbolise le corps de la nation, la terre des ancêtres.
Profondément sexualisé, le discours de guerre met en avant une division complémentaire de la nation entre l’homme-soldat et les femmes et les enfants assimilés à la terre qu’il défend. Le rôle des hommes est de défendre l’inviolabilité du corps féminin, symbole de la nation et du foyer, d’où l’équation posée entre pureté nationale et pureté sexuelle qui cristallise l’honneur familial.
Ces symboles sont des écrans qui réduisent le sujet à l‘image d’un corps qui ne lui appartient pas et qui devient désincarné, automatisé. Les corps des femmes «appartiennent» à la nation.
Les femmes sont ainsi littéralement – presque physiquement – dépossédées de leurs corps – d’elles-mêmes. Or, la dépossession est la prémisse indispensable du processus de la domination et d’aliénation. Une culture de la citoyenneté, de l’égalité des genres et de la dignité humaine pourrait réconcilier la femme avec son corps et la nation avec le féminin.
* Universitaire et écrivain.
** Dans la religion musulmane, le terme awra désigne toute chose restée à découvert ou toute partie du corps que l’être humain cache par la pudeur et faisant partie de sa vie privée, la pudeur étant considérée comme «une branche de la foi». Plus généralement, la awra désigne les parties de son corps qu’elle ne peut dévoiler, qu’elle ne peut laisser apparaître et qu’autrui ne peut regarder.
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