Cette dette toxique que la Tunisie lègue à ses enfants, parlons-en !

Le prêt saoudien de 400 millions dollars (avec un taux d’intérêt de 5% sur 7 ans) a été signé par le gouvernement et voté par le parlement illico presto en l’espace d’une seule semaine. Un triste record qui en dit long sur l’addiction de l’Etat tunisien à une dette devenue toxique et insoutenable. Gravissime…

Par Moktar Lamari *

La théorie économique est catégorique : la dette constitue un injuste fardeau que les générations présentes relèguent impunément aux générations futures, soit à nos enfants et petits-enfants.

Cet argument économique est mal compris, probablement méconnu par Kaïs Saïed, ses ministres et ses parlementaires, tous sont axés sur le bidouillage, la gestion des urgences, pour payer les salaires des fonctionnaires, pour ne rien réformer et pour se maintenir au pouvoir, à touts prix, après moi le déluge…

En Tunisie, les élites politiques de l’après 2011 ont utilisé la dette toxique pour gouverner. Ils courent derrière la dette et se jettent sans réfléchir dans les bras des prêteurs de tout acabit.

Quêteux, rentiers et contrebandiers

Dans cette course effrénée pour la dette toxique, il y a les quêteurs (du gouvernement), les raquetteurs (lobbyistes, banquiers et même des syndicalistes), mais il y a les payeurs, soit le peuple que les populistes utilisent comme parachoc pour justifier leur errement et leur mal-gouvernance.

L’obtention d’un prêt devient un exploit pour ces élites peu averties des méfaits de la dette. Pour les plus irresponsables d’entre eux, l’obtention d’un prêt devient un acte héroïque, un trésor de guerre à partager entre les parties prenantes et les groupes de pression pour se maintenir au pouvoir.

Ceux qui, comme moi, prêchent contre la dette et contre ses méfaits, sont diabolisés par les  politiciens, les médias et autres arrivistes de l’establishment.  

La dette peut devenir une arme silencieuse pour se maintenir en scelle et faisant payer les autres. Et cela se fait surtout dans les pays à faible littérature économique. Dans les pays développés, les partis politiques ont des programmes construits sur la lutte aux déficits et contre la dette.

La Tunisie s’appauvrît en s’endettant

On doit sortir de nos égoïsmes, et on doit se montrer plus intelligents et plus responsables. On doit penser aux générations futures. On doit arrêter d’avoir une mentalité d’assisté en croyant à l’argent magique, providentiel.

Le vrai enjeu est le suivant : les politiques et engagements budgétaires actuels en Tunisie ne serviront pas les intérêts de nos enfants et petits-enfants. Ils enveniment l’économie, et détruisent par conséquent des emplois, au lieu d’en créer. Et de ce point de vue, il apparaît clair que le président Kaïs Saïed ne fait pas exception et il fait exactement ce qu’ont fait les islamistes de Ghannouchi pour se doper de la dette toxique et pour dépenser sans compter avec la dette et ses méfaits.

Mais dans ce débat, il y a des nuances économiques qu’il importe d’apporter.

Les analyses économiques ne sont rien d’autres que des examens coûts-bénéfices portant sur des décisions d’allocations de ressources rares entre divers usages alternatifs. Des examens quasiment comptables qui comparent les deux côtés d’un bilan: d’un côté les actifs et de l’autre les passifs.

Si la dette tunisienne accumulée depuis 2011 s’accroît de manière exponentielle, mais qu’en même temps les actifs augmentent encore davantage, on dira que la Tunisie est gagnante, et les générations futures ne sont pas lésées par les générations présentes. Mais, ce n’est pas le cas de la Tunisie dite démocratique, les services de la dette frôlent des taux d’intérêt de 11%, alors que le taux de croissance ne dépassent pas les 2% sur une décennie. Faites la différence, c’est presque au dixième près, le taux d’inflation que subit la Tunisie d’aujourd’hui.

La Tunisie s’appauvrît en s’endettant. Cela se vérifie sans détour, qu’il s’agisse d’investissements dans les infrastructures, l’éducation, la santé, la recherche ou les technologies.  

Les infrastructures, l’éducation, la santé, l’investissement public et privé se délabrent au grand jour plus et ne font que reculer dramatiquement et à vue d’œil. Entre 2010 et 2022, la part du PIB réservée aux investissements a dégringolé de 26% à moins de 6%.

Mais plus grave encore, le drame touche aussi le capital naturel : la valeur de nos écosystèmes, de nos ressources en eau, de nos forêts, des sols et de l’air que nous respirons sont en chute libre,

Et encore une fois, on ne fait que gaspiller, pensons à nous ici et maintenant, et tant pis si nos enfants auront plus de désertification, moins d’eau, plus de sols pollués et plus de sécheresses.

On ne doit pas s’étonner de voir les jeunes générations se sauver et à tout prix pour trouver un exil ou un refuge en Europe ou en Amérique. Les élites politiques, les médias évitent de faire ces liens de cause à effet.

Qui va payer la facture ?

La dette financière n’est rien d’autre qu’un quantum chiffré en monnaie, un montant que nous nous devons les uns aux autres. De l’argent à redistribuer, sans nécessairement qu’il reflète de la valeur économique.

Beaucoup de politiciens et d’économistes reconnus en Tunisie ne distinguent pas entre valeur financière et valeur économique. Exemple, les revenus issus des taux d’intérêt rentrant dans le service de la dette ne sont rien d’autres que la location de l’argent et ne constituent aucunement une valeur économique créée et matérialisée. Qui peut s’ajouter au PIB. Dans toutes les civilisations, les revenus de l’intérêt relèvent de la spéculation et point de l’économie réelle.

Dit simplement, les intérêts que vous payez sur l’hypothèque de votre maison ou voiture, cela n’augmente pas de facto là valeur de votre maison ou voiture, c’est jusque les frais du loyer de l’argent. Quand vous vendrez votre maison, les intérêts payés ne font pas partie de la valeur de la maison, toute chose étant égale par ailleurs.

Le prêt saoudien à l’Etat tunisien est libellé en dollar et à 5% d’intérêt, les prêts des banques locales sont libellés en dollars et à presque 12% de taux d’intérêt.

A 5%, le prêt d’un montant X est remboursé le double (2X) en 14 ans. À 12%, le même prêt est remboursé le double en 6 ans. À 7%, en 10 ans.

Si la Tunisie faisait défaut sur sa dette, sa réputation en souffrirait et se verrait payer plus cher ses emprunts, ses importations et verra sa monnaie fondre drastiquement.

Démocratie à crédit, démocratie aux rabais

Pour ne pas ruiner le pays et compromettre les générations futures, le rendement des placements issus d’un prêt donné doit être au moins égale, idéalement supérieur au taux d’intérêt du prêt. Sinon, le prêt est mal utilisé et il ne fait qu’appauvrir, plutôt que d’enrichir.

Kaïs Saïed et ses ministres endettent le pays pour payer des fonctionnaires, pour subventionner de la consommation, soit au départ pour entretenir des projets à taux de rendement nul ou négatif.

Sachant l’absentéisme des fonctionnaires, l’injustice et le gaspillage liés au soutien universel aux produits de grande consommation, je ne peux que plaindre mes enfants et petits-enfants, qui vont payer pour l’irresponsabilité de leurs parents et élites au pouvoir.

Le rendement économique (réel) moyen des entreprises tunisiennes enregistrées en bourse ne dépasse guère les 5% par an.

Un débat national doit être initié au sujet de la dette publique en Tunisie, une prise de conscience collective doit être promue, par les élites, les médias… et les économistes avertis.

Les parlementaires responsables doivent demander des évaluations ex ante de l’utilisation des prêts. Ils doivent demander des analyses coûts bénéfices mesurant le rendement de ces prêts, pour ne pas endetter le citoyen lambda et les nouvelles générations. Une question d’honneur quand on fait de la politique pour rendre service aux citoyens et pas aux politiciens et rentiers qui les financent.

Les organisations internationales ne doivent pas jouer le jeu de nos élites au pouvoir, pour indirectement les maintenir au pouvoir, par une dette toxique et contre-productive. Un risque moral indigne des droits de la personne. Indigne des sociétés dites civilisées!

Côté Tunisie, on ne peut pas continuer à s’enfoncer la tête dans le sable, attendant que ça passe!

Une démocratie à crédit est forcément une démocratie au rabais! Le reste est de la rhétorique…

* Economiste universitaire.

Blog de l’auteur : Economics for Tunisia. E4T.  

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