Tunisie : les infiltrés de l’administration entre réalité et fiction  

Sauf à croire que l’administration publique en Tunisie rechigne à diligenter une enquête sérieuse au sujet des «infiltrés» détenteurs de faux diplômes qui hantent ses rouages et qu’elle cherche ainsi à se protéger elle-même des conséquences d’une opération mains propres initiée par Kaïs Saïed, on a de plus en plus mal à croire à cette «fable» de l’Etat gangrené par des saboteurs que ne cesse de nous servir le président de la république.

Par Hssan Briki

Le président Kaïs Saïed est revenu hier, lundi 7 août 2023, lors de sa rencontre avec Ahmed Hachani, à la question de l’assainissement de l’administration publique des personnes «qui y sont entrées illégalement il y a plus d’une décennie et se sont transformées en obstacles entravant le fonctionnement de l’Etat», demandant au nouveau Premier ministre de préparer «un projet de décret» à cet effet. Encore un autre !

Saïed avait déjà évoqué cette même question, qui semble être sa préoccupation du moment, il y a une semaine, lors de la cérémonie de passation de pouvoirs entre Najla Bouden et le nouveau Premier ministre, à la présidence du gouvernement à la Kasbah, en parlant d’un «projet pour réviser les nominations des dix dernières années, qui étaient basées sur les obédiences politiques et des diplômes falsifiés par milliers». 

Le débat sur le dossier des «diplômes falsifiés» et des «recrutements suspects» au sein de l’administration publique n’est pas nouveau. Il a été soulevé depuis deux ans, à la suite de la découverte de plusieurs cas de diplômes falsifiés et le renvoi de leurs auteurs devant la justice. Le président Saïed avait alors déclaré, lors d’une rencontre à Carthage avec l’ancien ministre de la Formation professionnelle et de l’Emploi, Nasreddine Nsibi, le 19 novembre 2021, que «des milliers de personnes ont été recrutées, moyennant des diplômes falsifiés portant de faux cachets, sur la base de leur allégeance, et avec la complicité des parties qui leur ont accordé des postes». Il avait également indiqué que l’État «allait œuvrer à assainir le pays, car le peuple le veut» et signalé que «des dossiers ont été transférés à la justice», exhortant celle-ci à être «au rendez-vous avec l’histoire pour assainir le pays». 

Quelques dizaines de cas tout au plus   

Le gouvernement a-t-il lancé une enquête interne par les services concernés sur cette question dont les résultats auraient été à la base des déclarations présidentielles? On ne peut l’affirmer avec certitude, mais force est de constater que la Kasbah n’a jamais communiqué officiellement sur cette enquête ni n’en a annoncé les éventuels résultats. C’est à peine si quelques dizaines de cas ont alimenté la chronique et ont été soumis à la justice de manière ordinaire.

Dans une déclaration, le 13 novembre 2022, où il faisait un premier bilan après une année de vérification, l’ancien porte-parole du gouvernement, Nasreddine Nsibi, avait affirmé: «Des systèmes de contrôle ont été mis en place dans tous les ministères et une coordination est installée pour l’échange d’informations. Nous transférons à la justice toutes les affaires impliquant des diplômes falsifiés et nous avons opté, cette année, pour le cachet électronique afin de garantir l’authenticité des documents». 

Il y eut entretemps des affaires de falsification de diplômes scolaires qui ont dérayé la chronique à Kasserine, Sidi Bouzid et quelques autres gouvernorats, mais qui n’ont concerné que quelques dizaines de personnes. Bref, il n’y avait pas de quoi fouetter un chat et parler d’infiltration de l’administration publique par des parties qui cherchent à déstabiliser l’Etat.

Dans une déclaration au journal ‘‘Al-Maghrib’’ à ce sujet, le 1er janvier 2022, le président du Haut comité de contrôle administratif et financier (HCCAF), Imed Hazgui, avait déclaré : «Le HCCAF ne fait pas de rapports de ce genre, mais selon ses attributions, il reçoit les rapports des inspections affiliées aux ministères et autres départements, mais nous n’avons rien reçu dans la période récente concernant la délivrance de faux diplômes ou de missions non conformes».  

De son côté, Nejib Ktari, président de la Cour des comptes, a catégoriquement nié, dans une déclaration au même journal, qu’un rapport de son institution ait abordé de telles questions, sauf pour un rapport datant de 2017 intitulé «Les nominations exceptionnelles dans les ministères de l’Éducation, de la Jeunesse et des Sports», dans lequel elle a relevé quelques cas où les qualifications académiques des personnes nommées ne correspondaient pas au niveau académique requis. 

La fiction d’une administration hors-la-loi

Malgré les démentis des institutions officielles et l’absence de sources autorisées ou crédibles confirmant l’existence de dizaines de milliers de diplômes falsifiés ayant permis l’accès de personnes à des postes importants dans l’administration publique, les rumeurs continuent de parler d’environ 100.000 à 150.000 Tunisiens qui auraient accédé à la fonction publique avec de faux diplômes, grâce au coup de pouce de parties politiques, et particulièrement Ennahdha qui a été au pouvoir entre 2011 et 2021.

Certes, ce genre de coup de pouce existe et beaucoup de personnes en ont profité, au cours de la dernière décennie ou même avant, mais les bénéficiaires des renvois d’ascenseur à caractère politique ou nominations de complaisance quittent généralement les postes qu’ils ont occupés dès que le parti qui les y a nommés quitte le pouvoir.

Sauf à croire que l’administration publique rechigne à diligenter une enquête sérieuse à ce sujet et qu’elle cherche ainsi à se protéger elle-même des conséquences d’une opération mains propres initiée par le président de la république, on a de plus en plus mal à croire à cette «fable» de l’Etat infiltré par les saboteurs que président évoque à tout bout de champ pour justifier les difficultés qu’il éprouve à améliorer la situation dans le pays et à le sortir de la crise. D’autant que l’administration n’est pas un bloc compact et indifférencié et que les présumés «infiltrés» savent qu’en sabotant le président, ils s’attirent les foudres de beaucoup de leurs collègues qui soutiennent ce dernier et se mettent ainsi eux-mêmes hors-la-loi, avec les risques qu’ils encourent.

Aussi, et tout en souhaitant du succès au nouveau Premier ministre dans la mission d’assainissement de l’administration publique que lui a confiée le chef de l’Etat, on attend avec un mélange de curiosité et de scepticisme les résultats des enquêtes qui seront diligentées à cet effet, tout en formant l’espoir qu’elles ne se transformeront pas en une chasse aux sorcières dont le but est de remplacer des «clients» par d’autres.

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