Tunisie : Kaïs Saïed va-t-il remettre en question l’indépendance de la Banque centrale ?

Le président Kaïs Saïed va-t-il remettre en question l’indépendance de la Banque centrale, comme l’y poussent depuis plusieurs mois beaucoup de ses partisans, des agitateurs populistes sans véritable culture économique et financière ? Ce qui n’était jusque-là qu’une simple crainte risque bien de se concrétiser… Vidéo.   

Par Ridha Kefi

Vendredi 8 septembre 2023, le président de la république s’est illustré par une véritable débauche d’activités officielles à l’extérieur du palais de Carthage.

Au-delà de ce qu’il a dit au cours de ses rencontres, la forme de ces «visites inopinées» à des institutions de l’Etat surprend et suscite des interrogations.

Hier, Kaïs Saïed a rendu visite à la Banque centrale, à la Commission nationale pour la réconciliation pénale, située à un jet de pierre de là, et aux ministères de l’Equipement et de l’Agriculture. A chaque fois, il a pris soin de ne pas se faire annoncer auparavant, comme s’il voulait surprendre ses «hôtes» ou les prendre en faute. Et d’ailleurs, à son arrivée au siège de la BCT, il a été accueilli par Nadia Gamha, le vice-gouverneur, dans le bureau du gouverneur Marouane Abassi, absent, et qui rejoindra la réunion plusieurs minutes après. Il était au siège du gouvernement pour discuter de quelque question urgente, susurre-t-il, comme un employé pris en faute, pour justifier son absence.

Une visite inopinée, pourquoi ?

Y avait-il vraiment urgence pour que le chef de l’Etat saute dans sa voiture et fasse déplacer l’énorme cortège présidentiel au centre-ville de Tunis, en milieu de journée, alors que la circulation routière était à son comble ?

N’aurait-il pas été plus judicieux et conforme aux règles de préséance d’attendre le retour du gouverneur de la réunion qu’il avait en ville pour «investir» son bureau, et c’est le cas de le dire, avec gardes du corps, caméras et tout le tralala?

Le but recherché était-il de bousculer le concerné, qui plus est, dans son antre, et lui montrer qui est le chef et qui décide dans l’Etat tunisien, au cas où il l’aurait oublié ?

Ces questions s’imposent, d’autant qu’il n’y avait rien d’exceptionnel hier qui aurait nécessité un tel déplacement non inscrit dans l’agenda présidentiel, à supposer qu’il en a un.

A ce que l’on sache, il n’y a pas eu de crash à la Bourse de Tunis. Et la valeur du dinar, qui n’en finit pas de glisser, ne s’est pas divisée par dix ou par cent.

Il y a certes un malaise général dans le pays, mais il ne date pas d’hier, et la crise financière de la Tunisie est un secret de polichinelle. Mais tout n’est-il pas (encore) sous contrôle, comme ne cesse de l’affirmer le président lui-même ? Alors pourquoi cette visite inopinée devant les objectifs des caméras ? Est-ce pour prendre les Tunisiens à témoin de ce qu’il pointe comme des dysfonctionnements de l’Institut d’émission ? Et pour préparer l’opinion à des annonces imminentes concernant l’avenir de cette vénérable institution qui ne saurait échapper plus longtemps à la mainmise directe du pouvoir exécutif ?

On pourrait sérieusement le craindre d’autant que le président Saïed – dans le sillage de nombre de ses partisans, qui appellent à revoir la loi de 2016 ayant instauré l’indépendance de la banque centrale pour remettre celle-ci sous les fourches caudines de l’exécutif, y compris en ce qui concerne la politique monétaire – a plaidé hier pour une telle évolution. Et même si Mme Gamha a essayé d’expliquer – son hôte ne lui en d’ailleurs pas laissé le loisir, à peine pouvait-elle placer deux mots consécutifs – que la politique monétaire est dictée par le seul intérêt supérieur de l’Etat, elle ne semble pas avoir été entendue.

Le président n’en démord pas : on ne peut parler d’«indépendance» de la banque centrale, mais seulement d’«autonomie», et cette autonomie concerne seulement les questions monétaires, et ne saurait concerner aussi les questions budgétaires.

Traduire : si l’Etat veut puiserdirectement dans la caisse de la banque centrale, il doit être libre de le faire, sans devoir passer par les banques, qui alourdissent la note par le taux d’intérêt et gagnent ainsi beaucoup d’argent sur le dos de l’Etat. C’est, en tout cas, ce qu’a semblé vouloir dire le président à ses interlocuteurs, interloqués et sans voix, reprenant ainsi un argumentaire déjà développé par nombre de ses partisans.

Une voie sans issue

Dans la tournure que prend aujourd’hui cette affaire – le président s’associant au délire de certains activistes politiques –, l’erreur, la grande erreur, a été celle du gouverneur Abassi et de ses collègues de l’Institut d’émission qui, se croyant au-dessus de la mêlée et regardant tout le monde de haut, n’ont pas cru devoir descendre dans l’arène politique – quitter à se boucher le nez – pour expliquer les dangereuses conséquences pour l’économie nationale et les finances publiques d’une telle dérive dans la politique monétaire.

On ne sait pas si le président va maintenant aller jusqu’au bout de ses idées, si sa décision est déjà mûrie et s’il y a encore au sein de l’Etat des commis capables de lui en expliquer les graves conséquences et le dissuader ainsi d’aller plus loin dans sa démarche, au risque d’éloigner définitivement la Tunisie de ses bailleurs de fonds étrangers, qui ne sauraient accepter une pareille dérive.

On sait cependant que le président de la république se sent aujourd’hui à l’étroit, qui plus est, à quelques encablures d’une nouvelle présidentielle à laquelle il est (ou on le sent) déjà candidat.

On sait aussi qu’il ne parvient pas à mobiliser les fonds extérieurs nécessaires pour boucher les trous des finances publiques et qu’il croit pouvoir puiser les liquidités qui manquent dans l’argent des banques, c’est-à-dire l’argent des entreprises et des citoyens. Mais il est de notre devoir de l’avertir que cette voie est dangereuse et qu’il doit se garder de la suivre. Car elle mettrait à genou une économie déjà chancelante.

En vérité, il n’y a d’autre voie que celle des réformes courageuses et assumées, douloureuses certes parce qu’elles ont trop tardé, mais incontournables et dont les résultats pourraient se faire un peu attendre. Mais ce sera la seule issue possible. Tout le reste est de l’agitation démagogique et populiste qui ne nourrit pas son homme.

A bon entendeur…

Vidéo.

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