Nous reproduisons ci-dessous le récent rapport de l’International Crisis Group a consacré à la situation générale en Tunisie et à ses perspectives politiques et économiques face à la la probabilité d’un défaut de paiement sur sa dette extérieure en 2024 ou 2025. (Illustration : Queue devant une boulangerie à Tatatouine).
Outre le recul démocratique, la Tunisie est confrontée à une crise économique, amplifiée par une dette extérieure qu’elle peine à rembourser. Les partenaires internationaux devraient maintenir leur pression sur le gouvernement en matière de droits humains, et chercher des moyens d’éviter que la situation ne s’aggrave – y compris un nouvel accord avec le FMI.
Que se passe-t-il ? Sous la présidence de Kaïs Saïed, la Tunisie est passée d’une période de réforme impulsée par le soulèvement de 2011 à un mode de gouvernance plus populiste et autoritaire. Le financement du Fonds monétaire international (FMI), accompagné de réformes économiques et politiques, offrirait une possibilité de sortie de crise, mais Tunis résiste.
En quoi est-ce significatif ? Si la Tunisie ne parvient pas à un nouvel accord de financement avec le FMI, la probabilité d’un défaut de paiement sur sa dette extérieure en 2024 ou 2025 sera beaucoup plus élevée. Un défaut de paiement pourrait exacerber les risques de violence et mettre en péril une stabilité intérieure déjà fragile.
Comment agir ? Le FMI devrait assouplir les conditions de son financement, afin de réduire le risque de troubles sociaux. Les partenaires étrangers de la Tunisie devraient maintenir à l’ordre du jour les questions de gouvernance et de défense des droits humains. En cas de défaut de paiement, les bailleurs de fonds devraient être prêts à fournir une aide d’urgence.
Un tournant autocratique
Depuis juillet 2021, date du coup de force du président Kaïs Saïed, la Tunisie a pris un tournant autocratique dans un contexte de crise économique de plus en plus aiguë. Kaïs Saïed a accompagné sa tentative de mise en place d’un système autoritaire d’une rhétorique nationaliste belliqueuse qui a encouragé des groupes d’autodéfense à user de violence contre des migrants subsahariens. Sa résistance à l’influence occidentale l’a conduit à rejeter les conditions d’un prêt proposé par le FMI, qui pourrait stabiliser l’économie du pays en difficulté en équilibrant le budget, rétablissant ainsi la confiance des investisseurs. Sans ce prêt, le pays pourrait se retrouver en défaut de paiement sur sa dette extérieure en 2024 ou 2025. Pour éviter le désastre économique et social qui en résulterait, le gouvernement et le FMI devraient travailler à un accord révisé qui assouplirait les exigences dommageables pour la stabilité, en termes de réduction des dépenses publiques et de mise en œuvre de réformes économiques.
Les partenaires étrangers devraient soutenir activement un tel accord, tout en encourageant Kaïs Saïed à protéger les migrants sub-sahariens, ainsi que d’autres catégories de la population, de la violence de groupes d’autodéfense, et en s’assurant que le respect des droits humains reste bien à l’ordre du jour. En cas de défaut de paiement, ils devraient être prêts à fournir une aide d’urgence à la Tunisie.
Le climat politique du pays a radicalement changé depuis juillet 2021. Au cours de ce mois, Kaïs Saïed a invoqué l’article 80 de la constitution pour déclarer l’état d’urgence et organiser ce qui est largement considéré comme un auto-coup d’État, lors duquel il a remplacé le système semi-parlementaire du pays par un système présidentiel qui concentre entre ses mains la quasi-totalité des pouvoirs. En mettant en place un projet politique inspiré d’une idéologie nationaliste et d’extrême gauche, le président joue sur le ressentiment de la population, à l’égard, notamment, de l’ancienne classe politique et des pays occidentaux, ce qui renforce sa popularité. Son discours nationaliste a créé un climat de violence contre les migrants subsahariens.
Étouffée par la répression, l’opposition tunisienne est désorganisée, divisée et détournée des questions politiques intérieures, tandis qu’une grande partie de la population essaie de survivre dans un contexte de dégradation économique et sociale. Les Tunisiens ordinaires ont à nouveau peur de la répression alors que cette crainte avait disparu après le renversement du président Zine El Abidine Ben Ali dans le sillage du soulèvement de 2010-2011.
Les arrestations et les condamnations de personnalités, notamment politiques, se sont accélérées en 2023. Plus de 50 d’entre elles sont soit en prison pour divers chefs d’accusation, soit en exil et font l’objet de mandats d’arrêt internationaux. En outre, depuis le début de la guerre à Gaza le 7 octobre, une grande partie de la population et de la classe politique se focalise davantage sur la solidarité envers les Palestiniens plutôt que sur la politique intérieure.
Montée en flèche de la dette extérieure
Les principaux indicateurs économiques restent alarmants. Au cours des dix dernières années, l’instabilité politique et l’augmentation des dépenses publiques au détriment des investissements ont ralenti la croissance économique.
Plus récemment, le pays a subi une série de chocs liés à la pandémie de Covid-19 et à la guerre ouverte de la Russie en Ukraine, lesquels ont davantage freiné la croissance et fait grimper l’inflation. La dette extérieure est montée en flèche, atteignant 90% du PIB en 2022. Ce fardeau de la dette a poussé les agences de notation à dégrader la notation souveraine de la Tunisie, rendant presque impossible son accès aux marchés financiers internationaux.
Les partenaires internationaux de la Tunisie sont divisés, y compris en interne, sur la position à adopter face à ces développements, qu’ils considèrent comme entrainant le pays dans la mauvaise direction.
Aux États-Unis, les membres du Congrès dénoncent régulièrement la dérive autoritaire du pays et les violations des droits humains, mais l’exécutif a maintenu une solide coopération sécuritaire.
L’Union européenne, avec l’Italie en tête, est plutôt silencieuse quant au virage autocratique du président, soucieuse de minimiser le risque d’une augmentation des migrations provoquée par une éventuelle implosion économique.
L’Union africaine a exprimé son indignation face aux attaques visant des migrants subsahariens, mais l’Algérie et la Syrie nouent des relations de plus en plus cordiales avec les dirigeants tunisiens, avec lesquels ils partagent une affinité idéologique certaine.
Pour lutter contre la récession économique, les partenaires étrangers de la Tunisie ont encouragé Kaïs Saïed à accepter un accord avec le FMI – dont les termes ont été définis avec les services du FMI en octobre 2022 – qui aiderait le pays à honorer son service de la dette. Mais Kaïs Saïed et ses partisans rejettent les réformes économiques liées au prêt, craignant qu’elles n’augmentent la pauvreté et ne déclenchent des troubles sociaux. Le FMI semble ouvert à un accord plus souple, mais même dans ces conditions, Kaïs Saïed pourrait considérer qu’il va trop loin.
Un risque d’effondrement économique
Kaïs Saïed n’a pas coupé les ponts avec le FMI, mais parce qu’il dépeint les élites tunisiennes comme complices des bailleurs de fonds occidentaux contre les intérêts du peuple tunisien, il pourrait tout simplement renoncer à un accord, prenant ainsi le risque d’un défaut de paiement sur la dette extérieure.
Ce serait une erreur. Même si les partisans de Kaïs Saïed et certains économistes estiment que la Tunisie pourrait trouver d’autres sources de devises (par exemple, les revenus générés par les transferts de fonds des émigrés tunisiens, du soutien financier des pays amis comme l’Algérie ou sur l’accroissement de l’exportation de phosphate et de pétrole), ces scénarios comportent leur part d’incertitude.
Les arguments selon lesquels la Tunisie pourrait être en mesure de faire face à un défaut de paiement – notamment, en puisant dans ses réserves de change pendant qu’elle rééchelonne rapidement sa dette – sont tout aussi bancals. Ils ne tiennent pas compte des scénarios dans lesquels les risques existants pourraient se matérialiser, notamment celui d’une dette intérieure considérable dont il pourrait être difficile d’assurer le service si le pays était confronté à un resserrement du crédit à la suite d’un défaut de paiement, et celui d’une inflation galopante. Le gouvernement pourrait déclencher ce second scénario s’il poussait la Banque centrale à recourir à la planche à billets pour payer ses créanciers nationaux ou les salaires des employés du secteur public.
L’effondrement économique pourrait faire descendre les citoyens dans la rue, créer une compétition violente au sein des populations pour l’accès aux ressources limitées et même conduire des officiers de l’armée formés en Occident à défier les autorités.
Dans ces conditions, la priorité des bailleurs de fonds et du FMI devrait être de ramener l’équipe de Kaïs Saïed à la table des négociations et de proposer à Tunis un accord révisé assorti de conditions moins strictes – à la fois pour aider à réduire l’éventualité de troubles sociaux et pour encourager Saïed à accepter un nouvel accord avec le FMI. Les chances de succès sont faibles, mais cette approche mérite d’être tentée.
Parallèlement, les bailleurs de fonds devraient essayer de renforcer la coopération internationale coordonnée avec la Tunisie dans le cadre du mécanisme G7+ – lequel pourrait être élargi pour couvrir un plus grand nombre de sujets. Ils devraient aussi travailler de manière plus concertée et synchroniser leur approche avec celle des organismes régionaux tels que l’Union africaine, de sorte que la Tunisie puisse faire face à des acteurs extérieurs plus unis.
La question des droits humains
Les bailleurs de fonds occidentaux devraient également s’efforcer de maintenir à l’ordre du jour diplomatique la question des droits humains, incluant la question des migrants subsahariens, et des réformes politiques, en présentant leurs recommandations comme autant de moyens de prévenir l’accumulation de griefs au sein de la population tunisienne. Que Tunis adhère ou non à ce raisonnement, cette manière de formuler des recommandations est moins susceptible d’engendrer des réactions négatives qu’un appel à des valeurs ou des principes intangibles, que Tunis pourrait voir comme une tentative d’imposer une vision occidentale et d’attenter à sa souveraineté.
Enfin, en cas de défaut de paiement suivi d’un sérieux choc économique que le maintien du statu quo actuel entrainerait, les bailleurs de fonds devraient se préparer à mettre en place un programme d’aide d’urgence pour fournir aux Tunisiens des produits de première nécessité.
Convaincre la Tunisie de conclure un accord avec le FMI qui lui permette d’éviter le défaut de paiement, tout en l’encourageant à adopter un comportement plus respectueux des droits humains, nécessitera de la souplesse et du tact de la part des partenaires étrangers. Même dans ce cas, le succès est loin d’être assuré. Tant qu’il reste des possibilités de parvenir à un accord avec le FMI, les acteurs extérieurs devraient continuer à encourager cet accord, tout en se préparant aux pires scénarios, lesquels, malheureusement, ne semblent que trop probables.
Tunis/Bruxelles, 22 décembre 2023
Source : Crisis Group.
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