La Tunisie : les leçons de 70 ans d’autoritarisme politique  

Treize ans après la fameuse nuit du 14  janvier 2011 (chute de Ben Ali, Ndlr), la bouillonnante expérience démocratique auquel le «coup d’éclat» politique du 25 juillet 2021, a mis un terme, mérite qu’on s’y attarde pour en faire le bilan sans se laisser entraîner dans des polémiques stériles. Il s’agit surtout de penser ce moment inédit de notre histoire contemporaine d’une manière sereine et de l’évaluer avec beaucoup de recul. (Illustration : la police tunisienne réprimant une manifestation, Ph. Wissem Souissi, Reuters).

Par Salah El-Gharbi *

Certes, pour certains, il est difficile de parler de cette expérience fragile sans accabler le parti islamiste en l’accusant d’être à l’origine de la débâcle politique qui allait conduire au retour à la case de départ, celle d’avant le 14/01.

En fait, et au-delà des conflits de chapelles, la responsabilité est collective. Car, ce 14/01, ni le pays, ni ses élites n’étaient préparés à tenter cette aventure parsemée d’embuches, à pouvoir, tout à coup, endosser l’habit de démocrates et faire preuve de suffisamment de maturité politique pour mener à bien ce projet exaltant et inédit.  

La démocratie ne se décrète pas   

D’abord, la démocratie ne se décrète pas ni se greffe. Elle est l’aboutissement d’un long processus historique, exigeant et laborieux, qui traduit le degré de maturité culturelle et politique d’une communauté donnée.

En outre, et contrairement à ce que pensent nos ethno-gauchistes, le libéralisme économique reste un des fondamentaux de tout système démocratique puisqu’il libère les énergies, émancipe l’individu et freine l’appétit de l’Etat qui a, souvent, tendance à élargir ses prérogatives pour imposer insidieusement son hégémonie.

Et puis, si nous avons raté le coche, c’est qu’on a été rattrapés par cette fatalité historique, ce péché originel, commis par les Destouriens, qui, dès les premiers jours de l’Indépendance, avaient été dans l’incapacité de régler d’une manière apaisée le conflit épineux qui opposait Bourguiba à Ben Youssef. Car, en ratant cette épreuve démocratique, ces derniers ne pouvaient soupçonner qu’ils allaient, de ce fait, déterminer d’une manière irrémédiable la nature future du pouvoir et engager, ainsi, le pays dans une aventure politique incertaine.

Le Parti, l’Administration et la Police

Depuis, dans cette atmosphère de tension permanente, le pouvoir central, peu rassuré, constamment sur le qui-vive, devait s’organiser afin de parer à tout ce qui pouvait remettre en question aussi bien sa légitimité que son autorité, en adoptant un dispositif coercitif et préventif qui reposerait sur un solide et imposant «trépied», lequel n’avait rien à envier aux régimes communistes des pays de l’Est européen, à savoir : le Parti, l’Administration et surtout la Police. Et ce fut la convergence de ces trois instances qui allait permettre à la force publique de disposer d’un maillage resserré et efficient du territoire et de faire de sorte que le régime puisse tenir d’une main de fer le pays durant des décennies.

D’ailleurs, tout ce dispositif avait pour mission davantage de protéger un pouvoir paranoïaque que de prévenir les actes de délinquance ou de criminalité qui menaceraient la tranquillité des citoyens.

Ainsi, la police, au pouvoir tentaculaire, très bien implantée, disciplinée, mais aussi relativement bien outillée, disposait d’une grande capacité d’écoute et de grandes possibilités de manœuvres. Elle avait, pour elle, le «savoir». Et cette «science» lui assurait une certaine ascendance, la rendait fortement utile, voire vitale, non pas pour la population mais, pour le régime en place, lequel n’hésitait pas à s’en servir contre les ennemis potentiels de l’intérieur, supposés menaçants.

La tentative du coup d’État de 1962, les jacqueries provoquées par la généralisation de la collectivisation, les remous estudiantins, l’activisme des mouvements gauchistes ou islamistes, alertèrent le pouvoir, ébranlèrent son assurance et l’amenèrent à sévir encore plus en réduisant les libertés, et, par conséquent, à aliéner encore davantage le rôle principal qui incombait aux forces de police, celui d’assurer la sécurité publique.

L’autoritarisme fragilise le pouvoir au lieu de le renforcer

Alors que sous le règne de Bourguiba, l’autorité de l’État était excessivement «paternaliste», elle devint, sous son successeur, aussi bien cynique que machiavélique. D’une institution «centrale», la police, devait, ainsi, se transformer progressivement en un «État dans l’État». Ainsi, la menace du «péril vert» [islamiste, Ndlr], réelle ou supposée, offrit au pouvoir un prétexte afin de resserrer l’étau sans pour autant susciter de réelles exaspérations chez les classes moyennes, désormais, excitées par la fièvre de la consommation et préoccupées plutôt par l’amélioration de leur qualité de vie que par les questions des libertés individuelles.

En somme, durant les deux décennies précédant le 14 janvier 2011, plus le pouvoir politique se sentait menacé et plus il étouffait les libertés, plus il avait tendance à recourir au service de sa police et plus il s’aliénait et se mettait à la merci de cette institution, laquelle tendait à devenir le supplétif à la légitimité ternie du régime.

En effet, en cédant à la tentation du «tout sécuritaire», le pouvoir «destourien», dans sa version «RCD», finit, à son insu, par se fragiliser, étant devenu captif de son appareil sécuritaire.

S’il y avait une leçon à tirer de ces deux épisodes de notre histoire contemporaine, c’est que l’autoritarisme politique ne saurait, à long terme, que fragiliser le pouvoir au lieu de le renforcer, que l’arrogance et le narcissisme ne sauraient être un programme politique et que la confiance en soi se mesure uniquement à la capacité qu’on a à accepter le débat et la confrontation des idées et à faire preuve d’ouverture d’esprit et ce, pour le grand bien de l’avenir de notre pays.

* Universitaire  et écrivain.   

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