L’islam en France et l’image de marque de la Tunisie

Le théologien Ahmed Jaballah, qui avait présidé l’Union des organisations islamiques de France, a préféré quitter de sa propre initiative son pays d’accueil : il faisait l’objet d’une obligation de quitter le territoire français. C’est le second imam tunisien à être contraint de rentrer au pays en quelques semaines, après Mahjoub Mahjoubi. Décryptage… (Illustration : Hassen Chalghoumi et Mahjoub Mahjoubi, les deux visages de l’islam tunisien en France).

Par Jean-Guillaume Lozato *

Ça faisait longtemps… Le territoire français a de nouveau servi de scène à un interventionnisme politico-religieux. Avec pour décor l’islam et une mosquée basée dans le sud de la France. Avec pour acteur principal un dignitaire religieux tunisien arrivé en 1986 dans l’Hexagone, d’où son arrêté d’expulsion a été mis en vigueur suite à des propos jugés polémiques.

Février 2024.Comme un événement saisonnier, l’islam et l’intégration des populations d’origine maghrébine sont redevenus des sujets sources de tensions. La cause ? Un prêche tenu par un imam, se muant aussitôt en un appel à vilipender le drapeau français, d’après les interprétations faisant suite à un extrait vidéo. Les conséquences ? Une polémique qui enfle dans les médias locaux, la prise en main du dossier par le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin ayant été très mouvementée… Dans quelle mesure ce sujet d’actualité pèsera-t-il ?

En quelque sorte, il s’agira de partir d’un cas particulier pour en arriver à la Tunisie en général.

De la discrimination religieuse au risque patent de racisme

A l’instar de la Belgique toute proche ou encore des Pays-Bas, la France compte bon nombre de ses habitants qui ont un lien direct ou indirect avec l’Afrique du Nord. Un passé colonial – qui n’est pas un unique apanage français en Europe – y a très fortement contribué. Et la religion musulmane est fortement implantée dans le Vieux continent. Pour preuve la création de la Grande Mosquée de Paris en 1922, située à deux pas du Quartier Latin et édifiée selon les principes architecturaux d’un style hispano-mauresque. La France compte également énormément d’associations arabo-musulmanes, en plus de beaucoup de lieux de culte.

Par la suite, le paradoxe français a commencé à s’exprimer avec l’introduction du voile islamique dans les débats liés à l’intégration, à la laïcité et à la politique migratoire depuis environ quatre décennies. D’épiphénomène, ce «soulèvement» médiatique et politique s’est transformé en phénomène de premier plan avec la crise autour de l’abaya et du qamis.Un lobby musulman existe bien réellement en France, tout comme en Belgique, aux Pays-Bas, en Allemagne, en Angleterre et en Suède. Une entité conséquente dans la patrie des progressistes Rousseau, Voltaire, Diderot. Qui est aussi la patrie De Gaulle, de Descartes, ou plus loin encore Charles Martel qui, au 8e siècle a réussi à arrêter les incursions des musulmans dans le sud de la France.

Petit à petit, un glissement s’effectue périodiquement de la discrimination religieuse vers le risque patent de racisme. Une rubrique qui s’était vue illustrée par le passé par les affaires Malik Oussekine ou Omar Raddad. Un thème ayant inspiré le chanteur-compositeur marocain Abdelwahab Doukkali avec son célèbre titre ‘‘Montparnasse’’.

Les conditions réunies à la base du cas Mahjoubi

La scène dialectique française est donc constamment en état d’ébullition ou de contradiction quant au «dossier» arabo-musulman, sur un espace de vie marqué par la bataille de Poitiers mais également par un relationnel positif avec l’Empire Chérifien au temps de Louis XIV. L’imam Mahjoubi est là pour nous le rappeler.

Mahjoub Mahjoubi. Un prénom et un nom qui, accolés, résonnent comme une formule. Un patronyme qui fleure bon la Tunisie mais qui dessert le pays pour le moment. La faute à une mise en valeur médiatique des plus négatives.

L’imam âgé de cinquante-deux ans a été filmé lors d’un prêche au cours duquel il aurait ostentatoirement dénigré son pays d’accueil, plus particulièrement en évoquant son drapeau. Accusé de proférer des appels à la haine et d’encourager un Islam rétrograde, il s’est donc vu notifier de manière express le retour dans sa patrie natale.

Ce cas personnel se présente comme une trappe prête à happer tous les extrémismes et provoquer tous les contacts conflictuels possibles, surtout à l’approche du ramadan. Ce qui amplifierait les dommages causés à la communauté tunisienne, laquelle a dû affronter bien des préjugés.

Pour résumer, la personnalité de l’imam, raillé par certains pour son accent méridional, par d’autres pour son supposé faible bagage intellectuel lorsqu’il a plaidé le «lapsus», regroupe et remet en scène des éléments ethniques et religieux classés inconsciemment comme rédhibitoires par la mentalité occidentale depuis le 11 septembre 2001 [attaques d’Al-Qaïda contre les tours du World Trade Center à New York et le Pentagone à Washington, Ndlr].

Le temps des polémiques a effectué son grand retour. Un processus de réactivation des méfiances est bien enclenché, pour passer de l’être-soi à l’entre-soi motivé par des interactions uniquement intra-confessionnelles.

Pour une réforme de la politique de recrutement des imams

Pour ce qui concerne la France, il est évident qu’un contrôle plus strict des flux migratoires et des processus d’installation pourrait concourir à une meilleure ambiance. Autant pour les Français que pour les autres, croyants ou non. Surtout dans une nation qui a moins de moyens que durant les trente glorieuses qui avaient déclenché un pouvoir d’attraction phénoménale pour des millions d’étrangers cherchant un emploi, parmi eux les Maghrébins venus en masse et dans certains cas carrément recrutés sur place dans leur wilaya d’origine.

Plus précisément, c’est d’un point de vue institutionnel et culturel que les autorités françaises doivent faire preuve de vigilance.

Ainsi l’amélioration de la politique de recrutement des imams s’avère urgente. De cette manière, en vérifiant profils et compétences, le pouvoir en place sera en mesure de proposer des intervenants dignes. Ceux-ci serviraient à destination des jeunes musulmans nés en France et dont la méconnaissance de leur religion frôle quelquefois le vide sidéral, quand ce n’est pas le contre-sens sidérant. Un aspect remarqué : «les Beurs comme on les appelle, on dirait que pour eux, croire en Dieu c’est juste jeûner pendant ramadan.il n’y a aucune réflexion de leur partIls sont perdus», déplore Firas du restaurant tunisien 0’619 situé au Kremlin-Bicêtre. Le restaurateur banlieusard ajoute que «l’idée de halal ce n’est pas que pour la nourriture. Sur le plan de la pratique, c’est un bon début mais ce n’est pas assez. Ils confondent beaucoup de choses. Mais ici la clientèle est cool. Nous sommes à 90% des Tunisiens. Personne ne fait la morale à personne, ni pour s’intégrer ni pour pratiquer encore plus. Chacun est libre».

Ici, on parle beaucoup plus de football que de religion

Quelques kilomètres plus loin, à Ivry et Vitry, des compatriotes à lui tiennent des discours proches. Que ce soit à l’épicerie-traiteur italo-tunisienne Chekchouka. Que ce soit au restaurant El Marsa. A Vitry, le premier commerce, très spécialisé et très BCBG, mentionné tenu par Myriem et Mohamed, renvoie une image plutôt classe, limite atypique non loin de la station de RER C. Le couple a une explication pour cette modération tunisienne : «Ici c’est cosmopolite. Notre boutique attire aussi bien les curieux qu’un public plus averti, connaisseur, dans une localité réputée être un ancien grand ghetto italien. La religion? Les gens s’en foutent carrément. Ils n’en parlent pas. Aucune réflexion de la part des Européens. Aucune remarque de la part des Maghrébins qui apprécient ici aussi bien les produits tunisiens qu’italiens».

Toujours à Ivry, l’autre établissement susnommé propose des spécialités tunisiennes, dans un décor qui a tout pour faire se sentir le client à son aise. La direction affirme qu’à midi ce sont essentiellement des Tunisiens, des Marocains et des employés de bureau français qui s’y restaurent. Tandis qu’en soirée, l’endroit que l’on peut qualifier comme un des meilleurs restaurants tunisiens de banlieue parisienne, des membres de la communauté asiatique qui résident à proximité viennent y découvrir la cuisine arabe. «Ici, on vient pour manger. Point barre. Même les Tunisiens les plus pratiquants parlent beaucoup plus de football que de religion», nous dit-on. Des propos qui tranchent avec ceux d’un cafetier établi en Seine-Saint-Denis : «Dans le 93, les gens se lâchent. Surtout les Algériens. L’autre jour, des types de Zarzis ont parlé vaguement de Mahjoubi. Des Algériens se sont mêlés à la conversation en leur affirmant que le terrorisme a souvent été le fait des Tunisiens ces cinq dernières années. Tout en leur disant qu’ils devaient le défendre absolument puisqu’il s’agit d’un imam. J’ai dû faire interrompre la conversation, qui commençait à agacer un vieux Français assis là à trois mètres».

En France, l’urgence revêt la forme d’un réapprentissage des idées religieuses, pour se connaître soi-même et aussi autrui. Chrétiens comme musulmans, surtout les jeunes, ont besoin de s’informer pour comprendre. Il existe des organismes comme l’IMA, ou encore des sites renseignant sur la communauté arabo-maghrébine comme Mizane Info, Saphirnews. Cela relève d’initiatives louables. Toutefois à la démarche parfois trop intellectualisante pour un auditoire qui s’en remet à la bonne parole de la mosquée de son quartier ou de sa cité, faute de formation ou par radicalisme aveugle meublant des journées rythmées par le chômage.

Pour ce qui a trait à la Tunisie proprement dit, le mea culpa n’est certes pas à proscrire dans cette affaire Mahjoubi qui n’est que la suite d’un scénario à tiroirs. Le pays initiateur du Printemps Arabe doit dans le même temps veiller à ne pas tomber dans le piège du fatalisme ou dans l’esprit d’une auto-flagellation dictée par un quelconque sentiment d’infériorité. La Tunisie doit être envisagée par la France comme une précieuse informatrice avant tout, notamment sur les qualifications des imams et muftis.

A défaut de fraternité élevée, une entente consensuelle

En France, l’union sacrée se révèle difficile à bâtir autour d’une fraternisation entre les trois religions du Livre. Un principe d’entente pourtant évoqué dans le Coran lorsqu’il est fait mention des «Ahlou al-Kitab», les gens du Livre.

L’effritement de la tolérance ne peut aller qu’en s’amplifiant avec des épisodes comme celui relaté ici. Si l’ouverture théologique n’est pas pour demain, alors il est urgent de lancer une politique de concertation intensifiée pour déboucher, à défaut de fraternité élevée, sur une entente cordiale et consensuelle.

La Tunisie dans son islam a pour particularisme sa représentation en France par des responsables religieux modérés (Hassen Chalgoumi) ou jugés rigoristes (Mahjoub Mahjoubi). Elle n’avait franchement pas besoin de ce type de publicité.

Pour l’instant, le plus important est de juger comme il le mérite le responsable religieux incriminé, sachant qu’il a en France un fils de sept ans atteint d’un cancer.

Pour sauver son image sur la terre du drapeau bleu-blanc-rouge, la Tunisie a pour choix de promouvoir son potentiel touristique, de développer les initiatives culturelles. Les sentiments exprimés par les restaurateurs donnent une idée de piste. La gastronomie est le premier pas vers la découverte d’un pays. La France est un pays de haute gastronomie et de laïcité. Aux Tunisiens de lui faire découvrir que Mahjoub ne donne pas forcément Mahjoubi. Mais qu’il peut donner aussi le mot «mahjouba», sorte de pâte feuilletée salée, dont le nom signifie littéralement la voilée. Un voile, ce n’est pas forcément religieux.

Les islamistes comme les politiciens français devraient contempler le tableau La Velata peint par Raphaël, représentant une Italienne de la Renaissance se drapant plus par discrétion que par prosélytisme quelconque. L’occasion de dresser une table ronde au sens figuré pour un échange sur l’art. Et au sens propre garnie d’appétissantes sucreries ?

* Enseignant universitaire et écrivain.

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