L’Afrique a un calendrier électoral chargé en 2024, avec des élections présidentielles ou générales prévues dans 19 pays dont la Tunisie. Les deux tiers de ces élections se déroulent au cours du dernier trimestre de l’année. Nous reproduisons ci-dessous la traduction de la partie consacrée à la Tunisie d’un rapport intitulé «Élections africaines de 2024 : défis et opportunités pour retrouver l’élan démocratique» publié en anglais par l’Africa Center For Strategic Study.
Par Joseph Siegle & Candace Cook *
La Tunisie fait partie des pays africains qui ont connu le déclin le plus rapide de la gouvernance démocratique depuis son dernier cycle électoral, rivalisant avec les coups d’État militaires contre les gouvernements démocratiques en Afrique de l’Ouest. La dissolution par décret du parlement et du gouvernement par le président Kaïs Saïed en 2021 peut être mieux décrite comme un auto-coup d’État (le démantèlement des institutions démocratiques par un dirigeant élu).
Candidat [à la présidentielle] en 2019, l’ancien juriste s’est présenté en tant qu’outsider, n’étant affilié à aucun parti politique. Saïed a remporté le second tour de scrutin, lui conférant une légitimité et démontrant la maturité croissante de la démocratie tunisienne, ce qui a facilité une transition ininterrompue du pouvoir du parti Nidaa Tounes.
En tant qu’outsider, Saïed a été contraint de travailler avec un parlement contrôlé par les partis d’opposition. Parmi eux, Ennahdha, qui a remporté plus de sièges que tout autre parti et a été un acteur majeur de la réforme en Tunisie depuis l’éviction du dictateur Zine El-Abidine Ben Ali en 2011. En tant que représentants élus par le peuple, ces partis parlementaires ont également gagné en légitimité pour diriger la nation.
En fait, la Constitution tunisienne de 2014 a créé un système semi-présidentiel dans lequel le parlement élit le Premier ministre, qui choisit ensuite les ministres et dirige le gouvernement. Le président est le chef de l’État. Cet arrangement était une réponse directe aux excès de l’exécutif et à l’impunité qui ont caractérisé les 24 années de règne de Ben Ali.
Frustré par cet accord de partage du pouvoir, Saïed a déclaré l’état d’urgence et suspendu le parlement le 25 juillet 2021, envoyant des chars pour ce faire. Il a destitué le Premier ministre Hichem Mechichi et a pris le contrôle des fonctions du gouvernement et de l’État – en violation directe de la Constitution – et a commencé à gouverner par décret. En octobre 2021, Saïed a installé la Première ministre Najla Bouden, responsable devant lui sans l’approbation du parlement.
Il a ensuite lancé une attaque systématique et continue contre toutes les institutions démocratiques durement gagnées de la Tunisie. Son approche a apparemment consisté à dissoudre toute institution qui sert de contrepoids à son pouvoir.
Lorsqu’une majorité de parlementaires ont convoqué une réunion en ligne en mars 2022 (pendant la Covid) pour examiner la légalité des mesures d’urgence de Saïed, ce dernier a formellement dissous le parlement.
La Constitution controversée de 2022
Reconnaissant que la Constitution constituait un obstacle à son style de gouvernance, Saïed l’a suspendue en septembre 2021. Il a supervisé la rédaction d’une nouvelle constitution en 2022 qui recréait un système présidentiel unitaire dans lequel le président était chef de l’État et du gouvernement. Estimant que les actions de Saïed étaient illégales et illégitimes, les partis d’opposition ont boycotté le référendum constitutionnel qui n’a obtenu qu’un taux de participation de 31%. Les élections parlementaires ultérieures, que l’opposition a de nouveau boycottées, ont donné à Saïed l’approbation du parlement qu’il souhaitait.
Saïed a dissous le Conseil supérieure de la magistrature (CSM) en février 2022 et l’a remplacé par un organe nommé. En juin, il a publié un décret autorisant le président à révoquer et nommer unilatéralement des magistrats – une autorité codifiée par la Constitution controversée de 2022. À l’approche du référendum constitutionnel, Saïed a remplacé le bureau exécutif de la respectée Instance supérieure indépendante pour les élections (Isie). Le vote référendaire a ensuite été marqué par un manque de transparence, des erreurs de calcul et l’incapacité des opposants au référendum de faire campagne librement. Ne se sentant guère obligé de démontrer la transparence ou l’équité des élections à venir, Saïed a déjà interdit aux observateurs électoraux internationaux de surveiller les élections de 2024. Lorsque les médias, la société civile ou les chefs d’entreprise critiquent le gouvernement, ils sont accusés de «complot contre la sécurité de l’État» ou d’être des «terroristes» et arrêtés.
Ce faisant, Saïed a politisé les acteurs de la sécurité de l’État qui exécutent efficacement son programme politique contre ses rivaux nationaux. Cela annule une autre réforme clé de la période post-Ben Ali : la création d’une armée plus apolitique et plus professionnelle.
En novembre 2023, le parlement «Saïed» a présenté un projet de loi visant à contrôler sévèrement la société civile dans le but de limiter davantage l’espace démocratique. Saïed s’est montré particulièrement dédaigneux à l’égard de la dissidence des dirigeants politiques. En dissolvant le parlement, il a levé l’immunité légale des législateurs et des dizaines de personnalités ont été emprisonnées, certaines à la suite de procès militaires. Parmi elles, Rached Ghannouchi, leader d’Ennahdha âgé de 81 ans et président démocratiquement élu du parlement dissous, qui a été arrêté à son domicile par 100 policiers en avril 2023 pour des propos critiques à l’égard du gouvernement.
Des mandats d’arrêt internationaux ont été émis contre des opposants présumés vivant en exil. Parmi eux, Nadia Akacha, une ancienne proche confidente de Saïed qui a été directrice de son cabinet jusqu’à sa démission en 2022, date à laquelle elle s’est installée en France. Des vidéos divulguées ont révélé plus tard ses vives critiques à l’égard de Saïed, ce qui a probablement motivé l’émission d’un mandat d’arrêt.
Les attaques contre les partis politiques rivaux se sont accélérées en 2023, avec des raids contre les sièges d’Ennahdha et du Front du salut national. Les deux partis ont également été interdits de réunion.
L’ampleur et la nature systématique du démantèlement des institutions démocratiques sont remarquables. Typiques des autres coups d’État, les actions de Saïed n’ont pas été une aberration ponctuelle mais plutôt un effort délibéré pour consolider le pouvoir. Même s’ils ne sont pas aussi évidents qu’un coup d’État militaire – et ne déclenchent donc pas la même condamnation régionale et internationale – les effets sont comparables. Toutefois, une fois reconnu comme un coup d’État, des restrictions similaires pourraient s’appliquer.
Le cas de la Tunisie revêt une importance régionale dans la mesure où la Tunisie constitue un modèle de progrès démocratique en Afrique du Nord, où le régime de l’homme fort est la norme. Saïed a bénéficié du soutien politique de la Russie et des États du Golfe et de messages de désinformation visant à étouffer un modèle démocratique réussi qui pourrait gagner du terrain ailleurs dans la région.
La répression de la dissidence refroidit le débat politique
C’est dans ce contexte que se tiendront les élections de 2024. Alors que la répression de la dissidence par Saïed a eu pour effet de créer un froid autour du débat public ou des critiques, les dirigeants des partis d’opposition et de la société civile continuent de s’exprimer, d’organiser des manifestations contre la prise de pouvoir de Saïed et d’exiger la libération de tous les prisonniers politiques. Les partis d’opposition travaillent également désormais plus étroitement ensemble dans le but de présenter un seul candidat pour affronter ce qui sera sûrement un processus loin d’être libre et équitable.
Les tentatives de restauration de la démocratie seront au centre des élections en Tunisie. Cela s’accompagnera de difficultés économiques croissantes. Le chômage s’élève à 15% et l’inflation oscille autour de 10%, les prix des denrées alimentaires grimpant en flèche pendant une grande partie de l’année. De nombreux Tunisiens cherchent des moyens de quitter le pays. Face à une dette croissante, la Tunisie négocie avec le Fonds monétaire international un prêt d’urgence. En réponse à la crise économique, Saïed a limogé sa première ministre nommée Najla Bouden, en août 2023, et l’a remplacée par Ahmed Hachani.
Saïed a également tenté de créer un bouc émissaire en accusant les migrants africains. Cela a été imprégné de caractérisations déshumanisantes qui ont déclenché une violence généralisée contre les migrants. Le gouvernement a également intensifié les fouilles et les détentions de migrants africains qui sont parfois emmenés dans des zones isolées du désert le long de la frontière libyenne et laissés là.
L’environnement politique tunisien est bien plus restreint qu’il ne l’était lors des élections de 2019. Cela constitue une leçon pour d’autres partenaires démocratiques africains et internationaux. Gagner de la légitimité ne donne pas un chèque en blanc. La légitimité n’est pas non plus statique.
La construction d’institutions démocratiques nécessite un dur travail politique de compromis, de partage du pouvoir, de création de normes et de bonne volonté de la part de nombreux acteurs. Pourtant, tant que ces freins et contrepoids démocratiques ne seront pas suffisamment solides pour résister à la détermination d’un acteur exécutif à consolider le pouvoir, ces progrès seront fragiles.
Les tentatives de restauration de la démocratie seront au centre des élections en Tunisie.
Kaïs Saïed a mené une attaque systématique et continue contre toutes les institutions démocratiques durement gagnées de la Tunisie.
Tant que les freins et contrepoids démocratiques ne seront pas suffisamment solides pour résister à la détermination d’un acteur exécutif à consolider le pouvoir, ces progrès seront fragiles.
Traduit de l’anglais.
Source : Africa Center For Strategic Study.
* Joseph Siegle est directeur du Centre africain d’études stratégiques et Candace Cook est chercheure associée spécialisée dans les transitions démocratiques en Afrique.
** Le titre et les intertitres sont de la rédaction.
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