Lorsque l’arrivée d’une cargaison de bananes sur les marchés tunisiens se transforme en un événement digne de la télévision officielle qui lui consacre un reportage lors du télé-journal du soir, cela indique que la situation économique du pays n’est pas bonne du tout.
Par Mohamed Krichen *
On voit le président Kaïs Saïed insister encore sur «la nécessité de lutter contre la spéculation et la hausse des prix» et appeler les citoyens à «boycotter les produits aux prix augmentés par ces spéculateurs», même si tout le monde sait que ces produits ne sont pas disponibles sur les marchés. C’est parce que l’État n’est pas en mesure de les obtenir, et non à cause d’un monopole. Ces biens comprennent les céréales, le riz, le café, le sucre, la farine, etc., ce qui prouve que l’État est dans un état de déni terrifiant.
En Tunisie, il existe des experts capables de diagnostiquer correctement la situation économique du pays, mais leurs voix ne sont pas entendues. Cependant, des organismes de recherche étrangers semblent s’y intéresser, comme le Centre Malcolm Kerr-Carnegie pour le Moyen-Orient dans un rapport qu’il a publié à la fin du mois dernier, intitulé «L’aggravation d’une crise : tensions actuelles et scénarios futurs pour la Tunisie». Le rapport indique que «les pénuries aiguës de produits de base constituent un phénomène nouveau en Tunisie. Ces pénuries sont dues à la combinaison d’une très mauvaise campagne agricole et de la rareté des devises étrangères, qui rend difficile la compensation par l’augmentation des importations. C’est particulièrement le cas des produits distribués par les entreprises publiques. Parce que ces entreprises publiques étaient déjà très endettées et n’avaient pas reçu suffisamment de transferts budgétaires, elles n’ont pas pu augmenter leurs achats à l’étranger.» C’est exactement ce que le président ne veut pas admettre.
Pénuries et pressions sur le marché financier intérieur
Le rapport, préparé par trois chercheurs, Ishac Diwan, Hachemi Alaya et Hamza Meddeb, ajoute: «Dans son budget pour 2023, le gouvernement tunisien prévoyait d’emprunter environ 5 milliards de dollars auprès de partenaires internationaux pour financer son déficit primaire et assurer le service de la dette publique. Mais à mesure que les notations du risque pays se détérioraient, la Tunisie a perdu l’accès au marché des euro-obligations et même aux flux bilatéraux et multilatéraux initialement promis à la Tunisie et conditionnés à un accord du FMI. En conséquence, la Tunisie n’a pas pu emprunter plus de la moitié de ce dont elle avait besoin, augmentant ainsi la pression sur le marché financier intérieur. Le Trésor manque désormais de liquidités pour faire face aux dépenses essentielles, ce qui est sans précédent.»
Alors que la Tunisie entre dans une année d’élections présidentielles, les décideurs sont confrontés à un dilemme majeur, selon le rapport, car «un ajustement économique brutal risque de déclencher une crise sociopolitique. Toutefois, ne pas s’engager dans une correction pourrait bien engendrer un futur effondrement économique. Gagner du temps est politiquement plus simple, mais cela revient souvent à retarder la crise, ce qui conduit à une explosion encore plus importante. Le défi consiste à trouver le voie étroite pour sortir d’une crise en suscitant la confiance dans un programme national politiquement acceptable et susceptible de conduire à un avenir meilleur.»
«Pire encore, l’instabilité macroéconomique et politique a commencé à nuire gravement à la capacité productive du pays. Le risque d’une grave crise financière s’est accru et des mesures correctives sont nécessaires pour l’éviter», ajoute le rapport.
Face à une situation pareille, «gagner du temps est politiquement plus facile, mais cela signifie souvent seulement reporter la crise, conduisant à une explosion encore plus importante », selon le rapport. Au lieu de gagner du temps et de retarder la crise, la meilleure option, selon le rapport Carnegie, est desortir des difficultés. «Mais cela nécessiterait un tout nouveau style de leadership qui bâtisse une coalition pour le changement, ainsi qu’une confiance sociale suffisante pour se lancer dans une campagne de réforme ambitieuse», expliquent les auteurs du rapport. Qui ajoutent : «Il semble que l’option politique la plus simple consiste à procrastiner, à gagner du temps et à reporter la crise, ce qui risque d’entraîner une nouvelle explosion de la situation».
Contrairement à la procrastination et au «report de la crise», la «meilleure option», selon le rapport Carnegie, réside dans «la promotion de la croissance économique afin de surmonter les défis imminents, mais cette voie nécessite une nouvelle forme de leadership qui travaille à former une coalition pour le changement et construire suffisamment de confiance au sein de la société, afin de se lancer dans l’ambitieux projet de réforme. Tout cela n’est actuellement pas possible en raison de l’étouffement politique actuel.»
La Tunisie de la ‘‘rente démocratique’’ aggrave les difficultés
Le rapport note qu’«avec le recul démocratique actuel, la Tunisie a perdu la ‘‘rente démocratique’’ qui lui permettait d’accéder à une aide financière abondante et bon marché de la part des partenaires et des institutions occidentales».
«Il est difficile pour la Tunisie de réduire sa dette globale, en partie parce que le coût du service de sa dette extérieure augmente. En 2023, le service de la dette s’élevait à environ 2 milliards de dollars. Alors que le service de la dette pour 2024 devrait s’élever à environ 4 milliards de dollars. En 2024, le défi sera encore plus grand», expliquent les auteurs.
Par conséquent, le rapport indique que les décideurs devraient considérer ces trois scénarios possibles, qui sont résumés comme suit :
Le premier scénario est la réticence de la Tunisie à entreprendre des réformes et à mettre en œuvre un programme en accord avec le Fonds monétaire international (FMI), ce qui maintiendra un déficit intérieur et extérieur important, et le pays sera alors contraint de le couvrir par des emprunts locaux, en reportant le paiement des arriérés et en recourant à la planche à billets.
Le deuxième scénario consiste à convenir d’un programme avec le FMI et à mettre en œuvre certaines réformes. Cela s’accompagnera probablement de financements supplémentaires fournis par d’autres pays, ce qui atténuerait les pressions sur les comptes extérieurs.
Le troisième scénario implique le lancement d’un processus de réforme crédible qui réussisse à stimuler la croissance économique. Cela permettrait de résoudre le problème de la dette qui pèse sur le pays.
Malheureusement, la Tunisie semble actuellement se trouver au milieu du premier scénario, à une époque où les Tunisiens continuent de faire la queue pour obtenir un certain nombre de produits de base, comme s’ils étaient en temps de guerre. Pendant ce temps, le chef de l’Etat se rend ici et là, en campagne électorale prématurée, pour parler de sujets qui n’ont rien à voir avec les problèmes ou les inquiétudes du peuple, comme par exemple la possibilité de transformer plusieurs zones du désert tunisien en espaces verts !
Traduit de l’arabe.
Source : Al-Quds Al-Arabi.
* Journaliste à Al Jazeera.
Donnez votre avis