Le chaos pointe de nouveau son nez en Libye. La situation se dirige vers un approfondissement de la crise en raison du conflit en cours pour le contrôle de la Banque centrale et de l’effondrement de la production pétrolière ce qui a conduit à la paralysie de l’économie et exacerbé les souffrances des citoyens. Le clan Haftar à l’Est entend également accentuer le pourrissement de la situation dans l’Ouest pour tenter une nouvelle offensive contre Tripoli, objectif sur lequel il bute depuis des années.
Imed Bahri
Selon le Washington Post (WP), les exportations de pétrole ont fortement chuté ces dernières semaines tandis que les Libyens ordinaires sont confrontés à de longues files d’attente dans les stations-service, à des restrictions sur leur capacité à retirer de l’argent des banques et à l’effondrement du réseau électrique.
La crise est le résultat d’un conflit qui a éclaté en août mais qui se développe depuis longtemps. L’affaire a pris une autre dimension lorsque des forces proches du Premier ministre Abdel Hamid Dbeibah qui dirige le gouvernement dans l’Ouest, dont la capitale est Tripoli, ont kidnappé des responsables de la banque centrale et forcé le gouverneur de longue date, Sadek Al-Kabir à fuir le pays et il se trouve aujourd’hui en exil en Turquie.
La Banque centrale, qui est le seul dépositaire légal des richesses pétrolières de la Libye, a cessé de fonctionner. Les exportations de pétrole ont été rapidement interrompues. Al-Kabir a déclaré jeudi dernier à Istanbul que la Libye était devenue fondamentalement isolée du système financier mondial. Il a ajouté, dans des déclarations à Reuters: «Toutes les banques internationales avec lesquelles nous traitons, plus de 30 grandes institutions internationales, ont suspendu toutes leurs transactions.» Tous les travaux ont été suspendus au niveau international. Par conséquent, il n’y a aucun accès aux soldes ou aux dépôts en dehors de la Libye.
Le WP indique qu’à l’origine le différend tournait autour des plans des protagonistes au pouvoir qui se disputent les revenus pétroliers dans un pays possédant les plus grandes réserves pétrolières d’Afrique.
Une paix difficile et précaire
La faction de Dbeibah est en désaccord avec celle de Khalifa Haftar, qui contrôle l’Est de la Libye et a établi des liens profonds avec des puissances étrangères telles que la Russie et les Émirats arabes unis. À la fin de la guerre dévastatrice du pays, Haftar a tenté de lancer une offensive pour s’emparer de Tripoli, mais a finalement échoué lorsque la Turquie s’est empressée de fournir une aide et un soutien militaires au gouvernement de Tripoli. Le cessez-le-feu négocié au niveau international et conclu en 2020 s’est transformé en une paix difficile et précaire, Dbeibah et Haftar menant leurs batailles par d’autres moyens pour l’instant.
Le journal américain confirme les efforts consentis par l’Onu pour résoudre le conflit qui sont en cours cependant la situation est compliquée et dangereuse dans un pays passé de crise en désastre depuis la révolution sanglante et la campagne soutenue par l’Otan ayant renversé le dictateur Mouammar Kadhafi en 2011.
La Libye n’a pas connu de gouvernance stable depuis lors et est désormais déchirée entre deux entités politiques concurrentes et un ensemble de groupes armés.
Les familles Dbeibah et Haftar sont devenues de puissants clans rivalisant pour étendre leur influence sur des institutions clés telles que la Banque centrale et la National Oil Corporation (NOC) par l’intermédiaire desquelles transitent la plupart des revenus pétroliers de la Libye.
Les analystes affirment que la manipulation de la banque par la famille Dbeibah pour atteindre ses objectifs a incité Al-Kabir à être plus chaleureux avec Haftar qui est en même temps accusé de diriger de vastes réseaux de contrebande illégale.
L’impossible partage du morceau
Selon The Economist, «Al-Kabir a semé les graines de son déclin… Au début, il a acheté ses principaux concurrents: les gens qui se sont révoltés contre la dictature et après la chute de Kadhafi, les salaires de l’État ont presque doublé dans un pays de 7 millions d’habitants. La banque aurait également financé les chefs de guerre et payé les salaires des miliciens qui assiégeaient et défendaient Tripoli.»
Le magazine britannique ajoute: «Lorsque les combats ont pris fin en 2020, Al-Kabir a dépensé des sommes d’argent de plus en plus importantes pour bénéficier des énormes revenus pétroliers de la Libye. Il a payé des milliards de dollars pour importer du carburant aux prix du marché, l’a subventionné pour en faire le moins cher du monde puis a permis qu’il soit acheminé clandestinement (par la contrebande) vers l’Europe. Plus les bénéficiaires accumulaient l’argent et le pouvoir, plus lui devenait vulnérable. Lorsqu’il a essayé de freiner le flux d’argent, il était trop tard.» In fine, Al-Kabir a créé la situation qui a provoqué sa chute.
Le WP affirme que Wolfram Lacher, chercheur spécialisé dans les affaires libyennes, a écrit dans un long article publié par le magazine New Lines, où il soulignait un nombre croissant de preuves concernant le pillage de l’État perpétré par les deux parties en particulier Haftar. «Il semble que les arrangements entre l’Est et l’Ouest soient sur le point de s’effondrer… de profondes pressions ont commencé à apparaître», estime le chercheur. Il ajoute: «La facilité d’accès aux fonds par Khalifa Haftar menace de déstabiliser l’équilibre des pouvoirs. Saddam (le fils de Khalifa Haftar) a déclaré à ses proches qu’il cherchait à dresser les factions libyennes de l’Ouest les unes contre les autres et à acheter le soutien de certains chefs de milices, une tâche facilitée par l’argent dont il dispose désormais. Son père a également informé les diplomates occidentaux de son intention de tenter à nouveau de s’emparer de Tripoli.»
Un manque d’intérêt occidental
Le WP indique qu’au cours de la semaine dernière, un certain nombre de hauts responsables régionaux dont le chef des renseignements turcs se sont rendus dans le pays. Il souligne que les tensions menacent le rapprochement entre l’Égypte et la Turquie car elles se trouvent de part et d’autre de la division libyenne. «L’Égypte et les Émirats arabes unis ont soutenu Haftar en partie à cause de son idéologie anti-islamiste qui s’oppose au recours du gouvernement de Tripoli aux milices liés au mouvement des Frères musulmans», comme l’a noté le Centre Soufan, une institution de recherche indépendante sur la sécurité mondiale dans un mémorandum au début du mois. Le centre a ajouté: «En revanche, la Turquie s’est engagée dans des mouvements régionaux influencés par les Frères musulmans et considère Haftar comme une figure de droite déterminée à limiter l’influence régionale d’Ankara. Alors que, «pour sa part, la Russie considère le contrôle de Haftar de la plupart des champs pétroliers libyens comme un outil dans la compétition mondiale de Moscou avec les États-Unis et ses partenaires européens qui soutiennent tous l’Ukraine». Le WP estime également que la complexité géopolitique cache la frustration de nombreux Libyens qui souhaitent simplement un certain degré de stabilité politique. Le journal américain met enfin en garde contre les dangers d’un manque d’intérêt occidental pour les développements en cours en Libye.