En partant de l’idée que la fiction révèle quelquefois la réalité et d’un scénario «noir» où l’auteur est victime d’un accident cardiovasculaire en plein milieu de la nuit, il génère dix questions qu’il pose directement aux auteurs de cette nouvelle loi sur les chèques et les met au défi d’y répondre. L’approche est originale, l’argumentation imparable et le jugement impitoyable.
Dr Sadok Zerelli *
La nouvelle loi sur les chèques vient d’entrer en vigueur, malgré les multiples critiques dont elle a fait l’objet de la part de plusieurs observateurs, analystes et experts, dont moi-même (voir plusieurs de mes articles publiés sur ce sujet dans Kapitalis), tant sur le plan économique (ralentissement des activités commerciales, baisse de la consommation intérieure et donc aggravation de la récession économique que le pays traverse depuis déjà plusieurs années), que social (privation des ménages à faibles et moyens revenus de la possibilité de paiement par facilité sous forme de chèques antidatés), que politique (violation par la plateforme TuniCheque du principe constitutionnel de protection des données personnelles, dont figure en premier lieu le solde du compte bancaire d’un citoyen, que rien n’empêchera la Banque centrale de Tunisie en tant que gérante de cette plateforme ni les autorités fiscales, donc l Etat, de connaître)
L’espoir est permis
Cependant, on peut toujours espérer que le président Kais Saïed, qui suit certainement de près la vie économique et sociale dans le pays et se préoccupe particulièrement des difficultés de survie des classes sociales à faibles revenus, décide, en vertu des pouvoirs que la Constitution de 2022 lui accorde, de prendre un décret pour annuler sinon suspendre l’application de cette loi en attendant son plus grand examen par les différents départements ministériels concernés (commerce, économie, industrie, agriculture, etc.) et les principaux acteurs de la société civile (associations de défense des consommateurs , des économistes tunisiens, des banques , Utica, UGTT, etc.), examen et débat contradictoire qui malheureusement n’ont pas eu lieu avant la promulgation de cette loi.
Dans cet espoir auquel il ne faudrait pas renoncer, étant donné les graves perturbations pour ne pas dire bouleversements que cette loi ne manquera d’introduire dès les prochaines semaines dans la vie de tous les jours de tous les Tunisiens, j’ai préparé, pas en tant qu’expert ou d’économiste , mais en tant que simple citoyen parmi douze millions d’autres, dix questions auxquelles j’ose espérer que l’un des députés qui ont rédigé cette loi voudrait bien me répondre, non pas par une interview sur des plateaux de télévision ou une radio locale face à un journaliste qui n’a aucune formation économique ou financière ou juridique pour le contredire, mais par écrit soit dans la rubrique des commentaires en bas de cet article soit, ce qui serait encore mieux, par un autre article argumenté publié dans ce même média ou un autre.
Le scénario d’un AVC au milieu de la nuit
J’ai élaboré mes questions à partir d’un scénario «noir», mais qui pourrait malheureusement devenir réalité aussi bien pour moi que pour des centaines voire même de milliers de citoyens même plus jeunes: c’est celui d’un accident cardiovasculaire (AVC) survenu au milieu de la nuit (que Dieu m’en préserve et en préserve tous les lecteurs et lectrices), à la suite duquel je devrais être admis en urgence dans une clinique privée de la capitale pour y subir une lourde opération chirurgicale suivie probablement d’un long séjour en réanimation.
Supposons que selon la clinique je devrais effectuer un dépôt de garantie d’un montant disons de 40 000 dinars voire de 50 000 dinars, étant donné le coût très élevé de ce type d’opération et des séjours en réanimation et les tarifs très élevés appliqués par nos cliniques où, dès qu’on y met les pieds, on n’en sortira pas sans y laisser plusieurs milliers de dinars et ceci quel que soit le mal dont on souffre !
Comment effectuer le dépôt de garantie avec un ou plusieurs chèques?
Ma première question est : en supposant que je dispose d’une telle somme dans mon compte courant bancaire et d’un chéquier nouveau format que ma banque a bien voulu m’accorder, mais que par malchance, il ne m’en reste plus ce jour-là qu’un seul chèque, comment pourrais-je effectuer ce dépôt de garantie sachant que la nouvelle loi fixe un montant plafond de 30 000 par chèque?
Pire, que va-t-il se passer dans le scénario où je ne dispose pas d’une telle somme dans mon compte courant bancaire et que je ne pourrais payer que par des facilités de paiement sous la forme de plusieurs chèques antidatés et étalés sur plusieurs mois, une pratique qui est désormais interdite en vertu de cette nouvelle loi qui stipule que tous les chèques émis doivent être encaissables immédiatement sinon ils seront rejetés par la plateforme TuniCheque avant même leur acceptation?
Impossibilité de payer par des traites ou virement bancaire
La réponse d’un député qu’il serait possible d’effectuer le paiement d’un tel dépôt de garantie par une ou plusieurs traites exigibles à une ou plusieurs dates différentes est irrecevable parce que, selon les pratiques en vigueur depuis la publication de cette nouvelle loi, même si elles ne reposent sur aucune base légale, la signatures des traites doit être légalisée à une municipalité, chose que je ne serais évidemment pas en état physique de pouvoir faire, sachant par ailleurs que mon compte est établi à mon seul nom et que personne d’autre que moi ne pourrait aller à la municipalité pour signer cette ou ces traites à ma place, ni un ami ni un parent.
Quant à la possibilité sortir de la clinique dans l’état où je suis, aller à ma banque et remplir un formulaire de virement bancaire, n’en parlons pas, d’autant plus qu’il fait nuit et que toutes les banques sont fermées.
Impossibilité de retirer des espèces de mon compte bancaire
Ma deuxième question est : supposons que je dispose dans mon compte courant bancaire de la somme demandée par la clinique et d’un chéquier nouveau format et que, ne pouvant pas payer par chèque ou par traites ou par virement, je suis suffisamment conscient pour signer un chèque au profit de ma femme et lui demander d’aller à ma banque pour retirer de mon compte en espèces la somme demandée. Eh bien, elle ne pourrait le faire même si la banque était ouverte, en vertu de cette nouvelle loi qui interdit l’encaissement des chèques au guichet d’une banque, à moins de présenter une demande justificative écrite et signée par le titulaire du compte. Comment vais-je rédiger une telle lettre alors que je serais entre la vie et la mort? Quel est le sens même de cette disposition dans une loi qui vise, selon ses auteurs même, à lutter contre l’émission de chèques en bois et comment une telle interdiction de l’encaissement des chèques aux guichets des banques pourrait-elle aider à atteindre cet objectif? J’ai beau chercher une réponse mais je n’en trouve pas et j’espère qu’un des députés qui ont voté cette loi éclairera ma lanterne.
Le risque pour moi de finir à la prison de Mornaguia est le même !
Ma troisième question est : supposons que par miracle j’ai pu quitter la clinique pour aller signer mes traites dans une municipalité (en supposant qu’elle soit ouverte en plein milieu de la nuit) et que, suite à des complications opératoires imprévues qui augmenteront la facture finale ou par simple mauvais calcul de ma part, l’une ou l’autre de ces traites est revenue impayée. Sachant que la nouvelle loi prévoit une peine de prison de deux ans pour chaque traite impayée, en quoi cette nouvelle loi aurait été bénéfique pour moi puisqu’elle dépénalise l’émission de chèques sans provision pour les chèques d’un montant inférieur ou égal à 5000 dinars mais pénalise lourdement l’émission de traites sans provision et ceci sans limitation de montant ?
Pourquoi un plafond de 30 000 dinars par chèque ?
Ma quatrième question est : sur quelles bases le montant plafond de 30 000 dinars par chèque a été fixé? Est-ce que nos députés ont réalisé des études socio-économiques pour l’estimer? Pourquoi pas 10 000 dinars ou 50 000 dinars ou même 100 000 dinars? Si le montant de 30 000 dinars peut être important et même fait rêver des ménages à faibles revenus, il peut s’ avérer dérisoire pour certains autres qui ont un haut niveau de vie ou pour certains commerçants et professions tels que les entrepreneurs de travaux publics ou grossistes en matériaux de construction ou même certains agriculteurs et éleveurs de bétail (il paraît que le prix d’une seule vache laitière de race hollandaise peut attendre les 15 000 dinars, de sorte qu’un agriculteur ne pourra en acheter que deux vaches par chèque, et s’il veut en acheter 60, il lui faudra signer 30 chèques soit plus que n’en contient un chéquier, juste parce nos-législateurs ont décidé qu’il en sera ainsi, ceci même quand le vendeur dispose d’un compte courant bancaire pour y domicilier son chèque et que l’acheteur en dispose d’un aussi et que sa banque a bien voulu lui accorder un chéquier au nouveau format, ce que les banques ne feront pas facilement compte tenu de leur prudence extrême et leur aversion au risque bien connues).
Comment vont faire 65% de Tunisiens qui n’ont pas de compte courant bancaire?
Ma cinquième question est : sachant que selon une étude récente de l’OCDE, seuls 35% des Tunisiens ont un compte courant bancaire ou postal (à l’exclusion des comptes d’épargne et à terme), comment vont faire les 65% restants que leur patron ou entreprise a payés par chèque mais qu’ils ne pourront ni domicilier dans leur compte bancaire ou postal puisqu’ils n’en disposent pas, ni l’encaisser au guichet d’une banque puisque la nouvelle loi l’interdit? J’attends avec impatience la réponse d’un des députés à cette question.
Quant aux chèques au porteur qui étaient si pratiques pour les commerçants et circulaient de l’un à l’autre parce que facilement endossables, ils ont été carrément interdits par la nouvelle loi.
Comment vont faire les 85% de Tunisiens qui n’ont pas de cartes bancaires ?
Ma sixième question est : selon une étude réalisée récemment par Fitch Solutions, seuls 15% des Tunisiens ont une carte bancaire. Comment vont faire les 85% autres même quand ils ont un compte courant bancaire, sachant que l’autre moyen de paiement théoriquement possible, à savoir le paiement par virement bancaire, nécessite d’aller à sa banque (si elle est ouverte, ce qui n’est pas le cas hors des horaires administratifs et durant les weekends et jours fériés), remplir un formulaire et payer des commissions coûteuses et proportionnelles au montant à virer ?
Quelle sera l’efficacité réelle de la plateforme TuniCheque ?
Ma septième question est : à quoi peut servir cette fameuse plateforme électronique TuniCheque, sur laquelle repose tout le nouveau système, si la transaction a lieu dans un lieu non couvert par le réseau Wifi (souk, bourgade, etc.), ou que le vendeur n’a pas un smartphone, ou qu’il en a mais ne sait pas l’utiliser pour se connecter à cette plateforme, ouvrir un compte en son nom et effectuer l’opération de vérification du solde du tireur et le blocage de la provision à son profit? Nos députés ne savent-ils pas qu’il existe encore beaucoup de personnes analphabètes ou presque et des personnes âgées qui ont raté le train du téléphone portable, d’internet etc., notamment parmi les populations rurales.
En imaginant un tel système, ne font-ils pas preuve d’une surprenante et coupable nativité pour des députés censés bien connaitre le niveau culturel et les conditions de vie de leurs électeurs dans leurs régions ?
Quel est le rôle des chèques certifiés dans la nouvelle loi ?
Ma huitième question est : pourquoi élaborer une telle loi au risque de compliquer la vie de tous les citoyens, qu’ils soient des ménages ou des opérateurs économiques, d’accroître la bureaucratie dans ce pays alors que tout le gouvernement ne cherche qu’à la simplifier (à part le fait que les bénéficiaires de traites exigent par excès de prudence leur signature légalisée à une municipalité, il faudrait faire une demande par écrit à sa propre banque pour justifier tout encaissement d’un chèque même nominatif) et ralentir les activités économiques et aggraver ainsi la récession économique, alors qu’il existe depuis belle lurette une procédure très efficace qui a fait ses preuves en matière de lutte contre l’émission de chèques sans provision : la procédure des chèques certifiés. Il est vraiment bizarre qu’en parcourant le texte de cette nouvelle loi, le mot même de «chèque certifié» n’y figure pas et aucune référence n’y est faite, comme si cette procédure n’existait pas déjà.
Pourtant, il suffisait de généraliser l’usage de cette procédure de certification des chèques par une loi d’une seule phrase qui fixerait à partir de quel pontant elle sera obligatoire. C’est quand même malheureux et frustrant même qu’aucun de nos législateurs amateurs n’y a pensé !
De la contradiction naît la vérité
Il ne s’agit pas d’une question mais d’une citation célèbre du philosophe allemand Hegel, père de la dialectique matérialiste. Elle m’est venue à l’esprit parce que j’ai lu quelque part qu’une loi aussi discutable qui a été élaborée par une trentaine de députés, a été votée pratiquement l’unanimité des députés, sauf deux qui se sont prononcés contre et un seul qui s’est abstenu.
Dans un pays véritablement démocratique et où les députés sont véritablement représentatifs, une telle loi qui porte sur des enjeux aussi importants pour l’économie nationale et peut donner lieu à beaucoup de controverses, aurait fait l’objet de batailles rangées entre des députés de différents partis et courants politiques et n’aurait été votée qu’en troisième ou quatrième lecture et après y avoir introduit plusieurs amendements. Dans notre ARP, elle est passée «comme une lettre à la la poste», comme si les autres députés n’ont pas d’avis sur un sujet aussi brûlant qui risque d’affecter directement la vie de tous les jours de leurs électeurs.
Que les parties prenantes tels que les différents départements ministériels concernés ou même la société civile n’ont pas été consultées, soit, mais qu’une telle loi n’a pas donné lieu à un débat contradictoire au sein même de l’ARP, ni dans les médias ni au sein même du gouvernement, j’en reste bouche bée. Et là, je ne parle pas du président de la République qui l’a reçue le 30 juillet et l’a promulguée le 2 août, soit deux jours après, à se demander s’il a pris le temps même de la lire.
Des députés dont la représentativité populaire est pour le moins douteuse
Ma dixième question n’est pas une, mais une réponse aux neuf autres questions. Elle est d’ordre politique, un terrain sur lequel je déteste m’aventurer, mais auquel me ramène pratiquement toutes les analyses et études que j’ai effectuées, pourtant d’ordre économique et même académique.
Dans le cas de cette loi, la conclusion à laquelle j’arrive personnellement est que nos députés, il ne faut pas l’oublier, car c’est là où se trouve à mon avis la clef explicative de tout, n’ont été élus que par un Tunisien en âge de voter sur dix ( selon l’Isie même, le taux de participation aux dernières élections législatives n’ayant pas dépassé 11%), s’avèrent des amateurs en politique et des citoyens lambda venus d’horizons divers (agriculteurs, commerçants, médecins , ingénieurs, enseignants du primaire, du secondaire, etc.) qui ont su certes faire du lobbying local parmi leurs amis, voisins de quartiers, cousins du premier, deuxième et même troisième degré… pour se faire élire, mais qui n’ont manifestement pas la formation ni économique, ni juridique, ni financière nécessaire pour légiférer sur des sujets aussi complexes que les mécanismes de financement d’une économie.
Je saisis l’occasion de cet article pour leur rappeler que ce sujet a fait l’objets de plusieurs ouvrages universitaires d’économie monétaire et de plusieurs thèses de doctorat en sciences économiques, qu’ils auraient bien fait de lire avant de rédiger une telle loi. Malheureusement et comme je l’ai écrit dans l’un de mes précédents articles traitant du même sujet, le proverbe populaire que m’inspire la lecture de cette loi qu’ils ont élaborée est qu’ils sont en train «d’apprendre la coiffure sur la tête des orphelins» que nous sommes tous !
Une compagne médiatique qui ne trompe personne
Il ne suffit pas d’affirmer sur les radios et plateforme de télévision, face à des journalistes eux-mêmes ignorants de la chose économique et financière, que c’est une loi avant-gardiste, qui va assurer la transparence des transactions, moderniser les moyens de paiement, relancer l’activité et la croissance économique, etc.
En effet, il n’est pas nécessaire d’être un «Professeur des Universités» en sciences économiques pour deviner que, devant de tels obstacles de délais de validité d’un chèque, de procédure de délivrance d’un chéquier, de montant plafond, etc., qui finiront par tuer le chèque en tant que moyen de paiement, la majorité des opérateurs économiques n’auront pas d’autres choix que le recours massif, légal ou illégal, aux paiements en espèces dans des sacs en plastique remplis de billets de banque, résultat exactement contraire à ce que nos législateurs ont cherché à atteindre et à ce qu’on observe dans les économies modernes où les chèques disparaissent au profit de la monnaie électronique et digitale et non pas de la monnaie fiduciaire (billets de banque), ce qui va à mon avis arriver certainement chez nous à cause de cette loi.
Il ne suffit pas non plus de faire appel à certains «experts» ou ceux prétendent l’être qui, je le fais remarquer au passage, sont toujours les mêmes à occuper le devant de la scène médiatique, pour donner raison aux auteurs de cette loi et cautionner leurs fausses analyses, sans jamais organiser de débats publics contradictoires avec d’autres experts qui ne partagent pas leurs opinions comme moi-même et bien d’autres. Ce faisant, ils insultent l’intelligence des Tunisiens et sous-estiment leur capacité à reconnaître les discours en «langue de bois» auxquels ils se sont habitués depuis des décennies qu’on leur sert.
La réalité sera malheureusement tout autre, comme je le crains et comme je suis le premier à le regretter, en particulier pour les jeunes de ce pays qui voient les horizons chaque jour se boucher davantage devant eux, à cause de la mauvaise gouvernance économique qui y règne dans tous les secteurs, de l’incompétence de nos législateurs et ce type de loi.
* Economiste consultant international.
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