Il y a des douleurs que l’on n’oublie jamais, non parce qu’elles furent spectaculaires, mais parce qu’elles furent subtiles, insidieuses, logées dans l’ordinaire. ‘‘Le pain des Français’’ de Xavier Le Clerc est paru le 3 avril 2025, dans la prestigieuse collection Blanche des Éditions Gallimard. Ce n’est pas un cri. C’est un soupir contenu, un murmure qui traverse les générations. Un roman sans emphase, mais chargé d’une gravité bouleversante.
Djamal Guettala
Tout commence par une phrase, vomie au seuil d’une boulangerie : «Ici on ne vend pas le pain des Français aux bougnoules.» Le décor est posé. La France, avec ses vitrines bien garnies et ses sourires polis, mais aussi son exclusion humiliante, son mépris tranquille, sa violence feutrée. Un père kabyle, silencieux. Un enfant qui regarde, qui absorbe. Le pain, ici, devient bien plus qu’un aliment : il devient frontière, appartenance, héritage refusé.
Xavier Le Clerc revient sur cette scène fondatrice avec une pudeur bouleversante. Il n’y a pas de grand discours, pas d’appel à la repentance. Seulement des phrases sobres, des images simples, et une conscience aiguë : celle d’avoir grandi dans l’ombre d’un père digne, mais mutilé par l’Histoire, rongé par les compromis, les silences, l’effacement.
L’exil du père, l’errance du fils
Et puis il y a Zohra. Zohra, crâne sans visage, exhumée du sous-sol du musée de l’Homme, cette petite fille kabyle dont la présence spectrale traverse le livre comme un reproche muet. En lui donnant un nom, une voix, une histoire, Le Clerc renverse le regard : ce ne sont plus les vainqueurs qui racontent, mais les effacés. Ce geste, littéraire autant que politique, est d’une audace contenue. Il ne s’agit pas de réécrire l’Histoire, mais de refuser l’oubli. De dire : «elle a existé». Et, à travers elle, des milliers d’autres.
Le style de Le Clerc est à la hauteur de son propos : net, épuré, sans pathos. Il écrit comme on déterre une mémoire : avec soin, avec respect. Il n’impose rien. Il propose. Il suggère. L’émotion naît dans l’interstice, dans le non-dit, dans le regard d’un père, dans le silence d’un musée.
On sort de ce livre avec un poids sur la poitrine. Mais aussi avec une étrange forme d’apaisement. Parce qu’en écrivant cette filiation douloureuse, en retraçant l’exil du père et l’errance du fils, Le Clerc transforme la honte en récit, et le récit en résistance.
‘‘Le pain des Français’’ n’est pas un règlement de comptes. C’est une offrande. Une main tendue à ceux qui, comme lui, ont grandi à la lisière. À ceux qui n’ont jamais su s’ils avaient le droit d’entrer. Et peut-être qu’un jour, dans une boulangerie de France, le pain sera à tout le monde.
De la Kabylie à la Normandie
Né Hamid Aït-Taleb dans un petit hameau de Kabylie en 1979, membre d’une famille de neuf enfants, Xavier Le Clerc grandit en Normandie et est diplômé de la Sorbonne en sciences humaines et en littérature générale et comparée. Il vit depuis vingt ans entre Londres, Milan et Paris où il est cadre supérieur dans l’industrie du luxe ayant dirigé successivement le recrutement et la stratégie Ressources Humaines et Talent de Burberry, Gucci, LVMH et l’agence internationale Asting & Associates. Il a publié plusieurs romans : ‘‘De grâce’’ , JC Lattès (2008), ‘‘Cent vingt francs’’ , Gallimard (2021) et ‘‘Un homme sans titre’’ , Gallimard (2022).
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